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messe en si mineur, en dirons-nous les ombres, l’aridité scolastique et les longueurs fuguées ? En vérité, nous ne l’osons pas, ou plutôt nous ne l’osons plus. Par nous déjà pareil scandale est arrivé : nous avions trouvé jadis des taches au soleil ; on nous a traité d’aveugle. Il paraît qu’à l’égard des grands hommes toute restriction est sacrilège, toute réserve impie. Et, par une singulière anomalie, ces dévots, ces fanatiques intransigeans de Bach sont justement ceux qui lui ressemblent le moins. Le vieux maître robuste et sain est accaparé surtout par les énervés et les impuissans. Ainsi le commandeur des croyans n’a pas de plus farouches gardiens que des eunuques.

Ne les bravons donc pas. Mais ne les imitons pas non plus. Quelqu’un se vantait un jour d’admirer Shakspeare aveuglément, comme une bête. Il faut, autant que possible, ne rien faire, pas même admirer, comme cela. N’acclamons pas également dans la messe en si mineur les pages les plus didactiques et les plus inspirées, les vieilles formules d’autrefois et les formes d’aujourd’hui, de demain, ou plutôt de toujours, jeunes d’une immortelle jeunesse. Je pensais aux transformations de la musique en relisant dernièrement le fameux allegretto de la symphonie en la. Il semble que dans ce morceau, libre entre tous et rayonnant des clartés de l’avenir, Beethoven ait regardé vers le passé, mais pour lui dire adieu. Vous vous rappelez, sur le thème douloureux, ce soupçon de fugue, cette poursuite légère de l’idée, ces imitations discrètes et charmantes, qui se répondent doucement et tout bas. Un instant ici Beethoven s’est souvenu de l’école, et qu’il était savant. Mais il s’est ressouvenu aussitôt qu’il était homme, et malheureux, et la fugue à peine esquissée (avec quelle grâce pourtant ! ) s’est perdue dans un cri de douleur.

Joubert, je crois, a dit : « Plus une parole ressemble à une pensée, une pensée à une âme, une âme à Dieu, plus tout cela est beau. » Ce qu’il disait des paroles, on pourrait le dire des notes et déterminer ainsi en finissant l’évolution de la musique et la hiérarchie des deux grandes œuvres que nous venons d’étudier. De Bach à Beethoven, l’art s’est renouvelé par l’expression et l’émotion. Si la messe en dépasse la messe en si, c’est qu’elle est plus souvent expressive et émouvante et par des moyens plus libres et plus variés. Beethoven est encore au-dessus de Bach parce que chez lui, plus souvent que chez son précurseur, la note ressemble à la pensée, la pensée à l’âme et l’âme à Dieu.


CAMILLE BELLAIGUE.