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une pelote de ficelle, de payer sans marchander, en ayant soin de faire lier tous les paquets d’un bon bout de corde. Je me mis de suite à l’ouvrage.

Avec les morceaux de ficelle qu’il m’apportait, je parvins à tresser un petit câble, que, de crainte d’une visite, je cachais dans ma paillasse. Pour lui faire de la place, je jetais la paille, progressivement, à la mer, les jours où il faisait du vent. Je possédais un gilet de tricot en laine. Je coupai des bouchons de liège en tranches minces, que je cousis sur ce gilet, se recouvrant l’une l’autre, comme les écailles des poissons. J’en fis une sorte de corselet qui eût pu me soulager, en me rendant plus léger sur l’eau. Ces travaux préliminaires terminés, il fallait s’occuper de scier les barres de fer d’une embrasure ; elles étaient vieilles et fortement oxydées par l’air salin. Mon domestique m’avait assuré qu’avec des ressorts de montres ou de pendules il me ferait une scie. Il était serrurier de profession. J’imaginai de casser la chaîne de ma montre, et, sous prétexte de la faire raccommoder, j’obtins de la faire porter chez un horloger. J’en connaissais un, à Cadix, qui avait été, à Paris, élève de Bréguet, et qui me prêtait des livres, quand il m’était permis de communiquer. Je lui envoyai ma montre et le priai, en me la renvoyant, d’y joindre des ressorts de pendules destinés, lui disais-je, à réparer les ressorts des clés de ma flûte. Ce prétexte était destiné à tromper le soldat anglais qui accompagnait partout mon domestique, et qui ne manquait pas de tout inspecter. L’horloger comprit très bien et m’envoya immédiatement ce qu’il me fallait.

Je me mis aussitôt au travail et parvins, en peu de temps, à scier presque complètement un barreau. Pour dissimuler la section, je la mastiquais, après chaque séance, avec de la mie de pain pétrie avec de la rouille. Cette épreuve faite, j’étais certain d’ouvrir une embrasure. Je fis acheter une bouteille d’huile d’olives pour m’oindre tout le corps, au moment de partir, afin de mieux glisser dans l’eau et d’oblitérer les pores de ma peau pour empêcher l’eau, dont je craignais la fraîcheur, de les pénétrer trop vite. Je présumais que je mettrais environ quatre heures pour traverser la rade extérieure de Cadix et me rendre au fort de Matagorda.

Tout était prêt ! J’avais observé les heures des marées et celle du clair de lune ; j’avais déterminé la nuit de mon départ ; j’étais occupé à scier une dernière barre de fer, quand, le 8 mars, un adjudant-général anglais entra tout à coup dans ma prison. Il faillit me prendre sur le fait et me déconcerta, surtout par son flegme, le ton solennel et emphatique qu’il prit pour me dire :