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commençais à marcher avec des béquilles, je reçus la visite d’un général espagnol, nommé La Peña, qui m’étonna singulièrement en me disant qu’il était instruit que j’entretenais des intelligences avec les Français au moyen de pavillons pendant le jour, de lanternes et flambeaux pendant la nuit, placés sur le sommet de la maison que j’habitais. J’eus beau lui dire que c’était faux, que je ne sortais pas de ma chambre et n’en pouvais sortir, il n’en crut rien et me prévint qu’il pourrait bien m’arriver malheur. Le ton de ce général me donna à réfléchir. Je compris que, dans cette maison isolée, j’étais à la merci des Espagnols. Je demandai d’être logé avec M. Drougmann, aide-de-camp du général Beaumont, qui avait été, comme moi, blessé et fait prisonnier au combat de Barossa. On me l’accorda.

Quelque temps après, ayant été, d’après l’avis de mon médecin, me promener dans l’île de Léon, les Espagnols se plaignirent au général anglais que j’examinais leurs ouvrages.

Enfin, étant à Cadix et renfermé, j’ai dit combien de fois on s’était obstiné, malgré les promesses des généraux anglais, à placer une sentinelle à ma porte ; mon domestique me l’expliqua ainsi : « On dit, en ville, que des Barbaresques, arrêtés en mer avec 1,500 fusils achetés à Cadix, ont déclaré que c’est vous qui leur avez ordonné cet achat. On dit encore, monsieur, que vous parlez arabe et que des Turcs viennent vous voir. » Je ne vis là que des bourdes espagnoles et cela me fit beaucoup rire ; cependant j’aperçus le factionnaire, placé comme le disait mon domestique, et les Anglais défendirent que qui que ce fût vînt me voir.

Accablé de chagrins, ennuyé de ces tracasseries journalières, ayant perdu l’espoir d’obtenir ma liberté, je formai la résolution de m’échapper, décidé à mourir plutôt que de demeurer plus longtemps dans cette triste situation.

Je conçus le projet de scier les barreaux de fer de mes embrasures, et, à l’aide d’une longue corde, de descendre sur les rochers qui supportent la caserne et bordent la baie ; de tâcher ensuite de gagner à la nage, pendant la nuit, la rive opposée, qu’occupaient les Français. Je pouvais espérer réussir parce que je nageais très bien[1].

En conséquence, je dis à mon domestique d’acheter les provisions journalières chez le même épicier, d’y ajouter quelquefois

  1. Il y avait à franchir au moins 4,000 mètres pour atteindre le point le plus voisin de la côte, vers la redoute Napoléon ; mais des courans très violens, variables suivant l’état de la marée, d’autres, produits par l’embouchure du San-Pedro, n’auraient pas permis de suivre la ligne droite. L’obscurité devait causer encore des erreurs de direction ; il est donc très probable que mon père aurait péri. (P. V. R.)