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Il se laisse aller sur le sein de la grande enchanteresse, la nature, et s’endort du sommeil profond de l’inconscience.

Dort-il pour toujours ? Faut-il dire de lui ce que M. Renan a dit de la race entière : « Hélas ! elle est aussi condamnée à disparaître, cette émeraude des mers du couchant ! Arthur ne reviendra pas de son île enchantée et saint Patrice avait raison de dire à Ossian : « Les héros que tu pleures sont morts ; peuvent-ils renaître ? » Est-ce bien vrai ? L’heureux Prospéro a-t-il le droit de se consoler si facilement de la mort d’Ariel ? Radiance ne redescendra-t-elle jamais sur le barde endormi du fond de l’insondable azur et l’ange de l’inspiration a-t-il replié pour toujours ses ailes sur le silence de la harpe d’argent ? Toutes les résurrections partent du grand mystère de l’âme, de sa puissance d’aimer, de croire et d’agir. Elles échappent aux prévisions de la science positive. Si la race celtique a perdu sa nationalité distincte, l’âme celtique ne continue-t-elle pas à vivre dans la nation française ? Et si cette âme est vraiment, comme je le crois, sa conscience profonde et son génie supérieur, ne se pourrait-il qu’elle surprît l’avenir par des renaissances subites, par quelque splendide résurrection, comme elle a surpris le passé dans le cours de l’histoire ?

À ces questions qu’évoque la légende de Merlin, qu’il me soit permis de répondre par la légende de Taliésinn, qui malgré sa date plus récente sort des plus vieilles traditions druidiques, et renferme, pour qui sait la comprendre, le vrai testament de l’âme celtique, la synthèse de son génie, le mot de sa mission ; et cela dans le sens non plus national, mais universel. Après le saint, le barde ; après le barde, le mage. Saint Patrice, Merlin l’enchanteur et Taliésinn, ce tryptique nous aura fait voir le génie celtique dans ses puissances intimes et sous ses plus grands aspects. Le dernier résume et accomplit les deux autres.

La légende de Taliésinn est comme une seconde incarnation du personnage historique, qui, par sa science et sa sagesse, laissa dans la tradition galloise une trace profonde et lumineuse[1]. De même que la légende de Merlin revit avec sa couleur sombre et passionnée au cœur de la forêt de Brocéliande, de même celle de Taliésinn ressuscite avec sa lumière sereine et voilée, dans le nord du pays de Galles, sur ces sommets sauvages de porphyre et de basalte d’où le regard plonge en d’étroites vallées, en des lacs d’azur dormant et s’égare vers la mer lointaine. Je me trouvais, il y a quelques années, près du paisible lac de Llynberis. Sa surface était

  1. Lady Charlotte Guest a recueilli cette légende dans ses Mabinogion ou contes populaires, d’après de vieux manuscrits. — Pour le personnage historique de Taliésinn, voir les Bardes bretons de M. de La Villemarqué.