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conseils du sage Taliésinn, les avertissemens de Radiance la tant aimée. La mystérieuse inconnue se dressait devant lui, inquiétante rivale, inéluctable tentation ! Obsédé par cette pensée, Merlin ne dormait plus. Il se disait : « En connaissant le fond de la femme, je connaîtrais le fond de la nature. Avant cela, puis-je me dire un maître ? » Il demanda un congé au roi sous prétexte d’aller voir Taliésinn et s’embarqua pour l’Armorique, qu’on appelait alors « la terre étrangère et déserte. »

Et voilà Merlin debout dans la sombre forêt des druides, devant la fontaine des évocations, que les uns appellent la fontaine de Jouvence, les autres la fontaine de perdition. Car, beaux ou horribles, selon l’évocateur, tous les mirages peuvent en sortir. Merlin jette une pierre dans la source ; des cercles rident son miroir ; l’eau bouillonne ; un tonnerre souterrain roule. Puis, un sourd bruissement dans la forêt, et se déchaîne une tempête si épouvantable qu’elle renverse les arbres et fracasse les maîtresses branches des chênes. Impassible au plus fort de la tourmente, Merlin étend le bras sur la source, avec le signe de Lucifer dans sa main. « Par ce signe, dit-il, au nom des puissances de la terre, de l’eau, de l’air et du feu, du fond des âges passés et des entrailles de la terre, j’évoque la femme redoutable. A moi la magicienne ! » Après plusieurs appels, la tempête se calma ; une vapeur se condensa sur la source bouillonnante ; et, dans cette vapeur, Merlin vit s’élever une tour en ruine, ouverte, creuse et tout habillée de lierre. Une femme merveilleuse dormait dans cette niche de verdure, sous un toit d’aubépine et de chèvrefeuille, légèrement vêtue d’une robe verte où frissonnaient des gouttes de rosée. Elle dormait la tête appuyée sur son coude blanc comme neige. Torrent d’or fauve, sa chevelure s’enroulait à son cou, à son bras. Corps et chevelure respiraient la grâce enlaçante des forêts, la langueur fluide des rivières sinueuses. Merlin, ravi, n’osait pas approcher. Il tira quelques accords légers de sa harpe. Elle ouvrit les yeux. Leur azur humide avait le sourire et la mélancolie des sources abandonnées qui reflètent la couleur du temps. Elle éleva vers l’enchanteur sa baguette de coudrier et dit : — C’est toi Merlin ? Je t’attendais, ami. — Qui es-tu ? dit Merlin, en tressaillant. — Comment, dit la fée, ne me connais-tu pas ? Jadis, je fus druidesse et reine des hommes ; je commandais aux élémens. Hélas ! les moines gris et les prêtres noirs m’ont reléguée au sein de la terre. Tu me rends mon empire en m’éveillant au son de ta harpe. Je suis la fée gauloise, je suis ta Viviane ! — Viviane ? s’écria Merlin, j’ignorais ce nom, mais sa musique m’est familière et douce autant que toi. — Ah ! continua-t-elle, ta harpe m’a rendu la vie ; mais aussi, j’en ferai vibrer toutes les cordes à nouveau ! ..