Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/886

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trois vies, celle de l’abîme, de la terre et du ciel[1]. La science est l’abri et le voile de qui la possède. Tu pouvais vivre tranquille parmi nous ; tu as voulu t’élever au rang suprême ; tu réclames la clé des mystères, l’inspiration du prophète. Les signes te sont favorables ; une grande mission t’attend. Mais moi qui t’aime, mon fils, je dois t’avertir. Songe qu’à ce jeu tu risques ta raison et ta vie. Quiconque veut s’élever au cercle supérieur, plus facilement retombe à l’abîme. Tu auras à lutter avec les puissances mauvaises et toute ta vie sera une tempête. Parce que tu seras prophète, hommes et démons s’acharneront sur toi. La plus grande des joies t’attend : le rayon divin ; mais aussi te guettent la folie, la honte, la solitude et la mort. »

À ce moment, on vit s’avancer sur la lande maudite le moine-évêque Gildas, son bâton pastoral à la main. Il jeta un regard de défiance sur l’assemblée des bardes et dit à leur disciple : « — Merlin ! je te connais. Tu es le fils d’une mère qui a failli, et l’esprit malin est en toi. Malheur à celui qui cherche la vérité sans le secours de l’Église et se dit inspiré sans avoir reçu sa sanction. Tu as bu le poison des hérétiques et tu cours à ta perte. Malgré cela, je veux tenter de te sauver. Suis-moi, entre au couvent, fais pénitence et deviens moine. Ainsi, sous ma direction, tu expieras tes erreurs et celles de ta mère, et je te donnerai le pain du salut. »

Taliésinn répondit tranquillement à Gildas : « — Comme toi, nous adorons le Dieu unique et vivant. Mais nous croyons qu’il a donné la liberté à l’homme afin qu’il trouve la vérité par lui-même. Tu offres le port connu sans le voyage. Nous offrons un frêle esquif sur l’Océan sans limite et la terre promise au risque du naufrage. Merlin est libre de choisir. S’il préfère le port à la tempête, qu’il te suive avec la bénédiction des bardes. »

Jusque-là, Merlin était resté absorbé en lui-même, le regard fixe et rentré. Il n’avait répondu que par un sourire de dédain à la sommation de l’évêque. Mais aux nobles paroles du maître, une flamme jaillit de l’œil du disciple, qui s’écria, dans un transport d’audace et d’enthousiasme : « Je ne recevrai pas la communion de ces moines aux longues robes ! Je ne suis pas de leur église ; que Jésus-Christ lui-même me donne la communion ! Pour la harpe des dieux, pour le rayon céleste, pour la couronne du poète, je veux risquer ma vie ! Que je roule aux abîmes ou que je monte au ciel, je tenterai le sort ! J’entends en moi d’étranges harmonies ; j’entends gronder l’enfer, j’entends pleurer les hommes et chanter les anges. Quel génie est le mien ? Quelle étoile est mon guide ? Je n’en sais rien, mais j’ai foi au génie, à l’étoile. Oui, je chercherai

  1. Voir le Mystère des bardes, par Adolphe Pictet.