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bête, et s’agenouillant au bord, dans l’herbe folle, but quelques gorgées d’eau dans le creux de sa main. En se levant, elle fit le signe de la croix avec les dernières gouttes et dit : Homman hè feuteun ar hazellou, ce qui signifie : Ceci est la fontaine des fées. Puis, toujours ombrageuse et fugace, elle rentra sous le bois.

Je m’assis sous les aulnes, au bord de la source, et je bus, moi aussi, de cette eau délicieusement fraîche, en demandant aux divinités du lieu de me révéler quelque chose sur l’âme du grand Myrdhin. Dans ce personnage à double face, suspect à l’Église et cher au peuple, infernal pour les uns et divin pour les autres, m’était apparu toujours l’un des arcanes de l’âme celtique et comme le nœud vivant de sa destinée. Le soleil s’inclinait à droite vers la chevelure emmêlée des chênes, qui, vus à contre-jour, paraissaient de plus en plus noirs et impénétrables. Mais à gauche, une route lumineuse s’ouvrait dans la grande forêt entre des ormes et des érables trois fois centenaires. Le chemin tournant, semé de genêts en fleurs, allait se perdre dans un bouquet de bouleaux légers et transparens comme la robe des fées. Et voici qu’aux rayons du soleil oblique, je crus voir défiler sous bois, sur leurs chevaux baies, fauves et blancs, la troupe brillante des chevaliers d’Arthur, avec leurs cottes et leurs heaumes luisans, leurs écus orange et azur. A côté du noble roi de la Table-Ronde, chevauchait la blanche Genièvre, au profil pur, au fin sourire, aux yeux doux et pervers, ayant la science du bien et du mal. Et derrière eux cheminaient par couples, au pas de leurs destriers aguerris, les héros d’aventure et la troupe des beaux amans, Éric et Énide, Yvain et la dame de Brécilien, suivis d’un long cortège. Puis, marchant à l’écart, les bras entrelacés, Tristan et Yseult, enivrés de leur philtre immortel. Et Perceval, le templier, fermait la marche. Il chevauchait seul et grave, dans sa cotte grise, le chef incliné, rêvant à la coupe d’amour et de sacrifice, au Graal, qui confère la sainte fortitude, qui lave de toutes les taches et guérit de toutes les blessures.

Elle s’évanouit, aérienne comme un songe, dans l’or du couchant, la brusque vision du monde chevaleresque. Le soleil était descendu sous les chênes, et je plongeai mes regards dans la forêt de droite, devenue, sous quelques éclaircies sanglantes, encore plus noire et plus lugubre. Entre les colonnes torses de la vieille forêt, sur le sol d’un gris cendré de feuilles mortes, il me sembla voir les vieux bardes gallois et armoricains, leur hache de bataille à la ceinture, la rote ou la harpe sur l’épaule. Leurs longs cheveux gris s’échappaient de dessous leurs couronnes de bouleaux. Je crus distinguer parmi eux la haute taille de Taliésinn et de Lywarch-le-Vieux, Aneurin l’inspiré et Gwenchlan, le lanceur de