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en soutenir l’éclat. Il dit, baissant la tête : « — Mes esprits m’abandonnent. Cette lumière qui vient des profondeurs du ciel les abat. Elle vient du troisième cercle, du cercle de la liberté, de la félicité et de la vie ; et victorieuse elle traverse le cercle de la nécessité, de la douleur et du trépas. Ton dieu est plus fort que les nôtres puisqu’il sait descendre du ciel sur la terre et remonter de la terre au ciel. — Alors reçois le baptême, dit Patrice. — Arrête, dit le vieillard. Où finiront les héros, mes ancêtres ? Où iront demeurer Finn et le grand Ossian ? — En enfer. — Et ton dieu ne peut les sauver ? — Non. — Alors je ne veux pas de ton dieu ! Mon âme est forte dans mes amis. Où qu’ils soient, je vais rejoindre ceux que j’aime. Mais sache-le, si ton dieu était en enfer, mes héros sauraient l’en tirer ! » A son tour, Patrice baissa la tête, et Dubtak le quitta. Personne ne le revit. Il dort sur la montagne des aigles, sous les pierres sacrées, couvertes de mousse.

Ainsi disparurent les derniers fidèles du druidisme. Mais les bardes convertis, respectés et protégés par Patrice, survécurent avec leurs privilèges et leurs traditions. Après sa mort, ils amplifièrent la partie la plus légendaire de son histoire, ses navigations merveilleuses, ses missions aux Hébrides, en Islande, sur un vaisseau magique, qui glisse aussi rapide que la barque d’Ulysse sur l’onde tranquille, enfin sa descente au purgatoire qui servit de cadre à Dante pour sa Divine comédie. Dans ces récits étranges, l’esprit d’aventure du génie celtique se manifeste avec sa puissance de rêve. La vision fugace des mers polaires et des tropiques : cathédrales de glace et rives aux herbes gigantesques pleines d’oiseaux d’azur et de feu, se combine avec des visions du pays des âmes : îles d’ombres gémissantes, monastères flottans dont les cloches attirent les marins et versent l’oubli, îles bienheureuses aux pommes d’or, où de beaux jeunes gens et de belles jeunes filles, se tenant par la main, forment des chœurs de joie sous une aurore éternelle. Ces voyages sont une sorte de glissement insensible vers l’au-delà, à travers les mirages et les prodiges de l’immense Atlantique. Sans qu’on s’en doute, les voiles de la matière allégée se déchirent, la nature spiritualisée devient transparente, les mers laissent voir leurs profondeurs cristallines, et les espaces stellaires ouvrent aux âmes ailées les routes sinueuses de l’infini.

Cependant, disent les légendaires, Brigitte, la fille inspirée du barde Dubtak, devint une sainte. Elle fonda un couvent pour les femmes esclaves qu’elle avait affranchies et consacra au Seigneur sa harpe, sa voix et son cœur. Dans un hymne d’elle qu’on a conservé, elle disait : « Je voudrais des grandes coupes de charité pour les distribuer ; je voudrais des caves pleines de grâces pour mes compagnons. » Un jour, Brigitte vit venir à elle Patrice blanchi