Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/871

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

âmes. Aux cellules succédèrent les cloîtres, et des villes se fondèrent autour de ces cités monastiques qui devinrent ainsi les centres d’une religion, d’une poésie, d’une civilisation nouvelle. Et d’où venaient ces moines qui prêchaient le Christ en breton ? Des mers du nord, des couvens de Landaff, en pays gallois, d’Iona, dans les Hébrides, mais surtout de Clonfert, en Irlande. Tous ils nommaient la verte Érin, l’île vierge où jamais proconsul romain n’avait mis les pieds, comme une patrie spirituelle. Tous ils parlaient du fondateur de leur ordre comme d’un maître sublime et d’un inspiré. Saint Patrice, apôtre de l’Irlande, Gaulois d’origine, fut l’initiateur du monde celtique au christianisme. Je placerai ici sa légende parce qu’elle offre le type le plus achevé du saint celtique et qu’on y voit la rencontre directe du christianisme avec le druidisme. La victoire du premier ne fut pas une destruction du second, mais une régénération, et la religion nouvelle se greffa sur l’ancienne comme une rose d’Orient sur un églantier sauvage. Au lieu que dans le monde germain, frank et saxon la conversion s’opéra par des apôtres venus de Rome et tout imprégnés de la tradition gréco-latine, elle se fit spontanément chez les pures races celtiques de l’extrême Occident qui reçurent leur mission d’une inspiration toute personnelle. Le génie celtique pénétra ainsi d’emblée dans l’essence du christianisme. Il y était préparé par une aspiration innée vers l’invisible, et aussi par cette tendresse profonde, par cette pitié pour les faibles et les souffrans qui surgit parfois comme une fleur exquise de ces cœurs violons et passionnés.

Patrice naquit à Boulogne-sur-Mer, Bononia oceanensis, vers 387. Il était fils d’un Breton engagé dans l’armée romaine et d’une belle Gauloise, que son père avait affranchie pour l’épouser. Quoique baptisé chrétien, le jeune Patrice, de sens vibrans et d’imagination ardente, mena pendant son adolescence la vie d’un épicurien et s’adonna avec la fougue d’un sang précoce aux mœurs dissolues de la petite colonie romaine où il fut élevé. Une nuit, Bononia fut surprise par les pirates, le camp et la ville saccagés. Toute la famille de Patrice périt dans le massacre. Lui-même fut traîné sur un vaisseau-corsaire et vendu comme esclave, en Irlande, à un petit chef de l’Ulster. Il n’avait que dix-sept ans : — « Je tombai, » dit-il dans sa confession, exprimant d’un seul mot l’effondrement de sa vie. Il devint porcher chez son maître. Celui dont la pourpre romaine avait frôlé la peau délicate dut revêtir un sayon de poil de chèvre. Pour refuge, une caverne ; pour lit, la pierre nue ; pour couverture, des roseaux humides ; pour chevet, un fagot d’écorces ; pour nourriture, de l’avoine délayée dans de l’eau tiède. Le jour, il menait son troupeau à la glandée ; la nuit,