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joint une collection de barbes et de moustaches de toutes couleurs et de toutes formes, tant anciennes que modernes. »

Qu’ils jouent ou ne jouent pas, les acteurs ont leurs entrées dans la salle, et Mme de Pompadour finit par les obtenir pour les auteurs. Quant aux actrices qui ne jouent point, il y a pour elles une loge dans laquelle la marquise se réserve deux places, dont l’une est toujours occupée par la maréchale de Mirepoix : moyen ingénieux de tourner la consigne qui n’admet pas les femmes comme spectatrices pendant les deux premières années. Et voici le billet d’entrée, une carte mignonne, grande comme une carte à jouer, où la pointe spirituelle de Cochin a jeté sur un balcon de tréteaux Colombine, au corps de robe agrémenté de nœuds de rubans, qui minaude l’étonnement, joue de la prunelle et de l’éventail, tandis qu’à côté d’elle, Léandre, en manchettes, le coude à la rampe et la main sur son cœur, déclare sa passion au nez de Pierrot, qui passe sa tête par le rideau du fond. Le roi s’est réservé le privilège de désigner les spectateurs, et il a bel et bien refusé au maréchal, au comte de Noailles, au duc de Gesvres et au prince de Conti des cartes pour la première représentation. En mettant à si haut prix cette faveur, il lui attribuait tout d’abord une valeur idéale, en faisait une force nouvelle au service de la favorite ; aussi l’octroi d’un bout de rôle, d’un billet devient-il une grosse affaire pour les courtisans et donne lieu à des marchés assez plaisans. Mme du Hausset avait pris le parti d’aller trouver le comte d’Argenson, ministre de la guerre, pour lui recommander un de ses parens : elle se retirait, après une réception assez froide, lorsque le marquis de Voyer, fils du ministre, la suit dans l’antichambre et lui tient ce discours : — « Vous désirez un commandement ? Il y en a un de vacant pour un de mes protégés, mais si vous voulez faire un échange de grâces, je vous le céderai. Je voudrais être exempt de police, et vous êtes à portée de me procurer cette place. » — Mme du Hausset, ayant demandé l’explication de la plaisanterie : — « Voici ce que c’est, reprit-il ; on va jouer Tartufe dans les Cabinets, il y a un rôle d’exempt qui consiste en très peu de vers. Obtenez de Mme la marquise de me faire donner ce rôle, et le commandement est à vous. » — Mme du Hausset réussit, elle eut son commandement, et M. de Voyer remercia Mme de Pompadour comme si elle l’eût fait duc.

C’est avec Tartufe qu’on inaugura le théâtre des Petits-Cabinets. Le 17 janvier 1747, Mmes de Pompadour, de Sassenage, de Brancas et de Pons, MM. de Nivernois, d’Ayen, de La Vallière, de Croissy, jouent cette comédie devant un public composé de quatorze personnes en tout : le roi, Mme d’Estrades, Mme de Roure, M. le