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aux deux représentations qu’on en donna, il y eut une si prodigieuse affluence de curieux qu’elle décida qu’on ne jouerait plus chez elle que des comédies. Même foule insupportable quand on donna la Prude. Mme du Maine résolut d’éclaircir le mystère, se fit montrer les billets d’invitation et les trouva indécens par rapport à elle. Très indécens, en effet, car ils étaient ainsi conçus : « De nouveaux acteurs représenteront vendredi 15 décembre, sur le théâtre de Sceaux, une comédie nouvelle en vers et en cinq actes. Entre qui veut, sans aucune cérémonie ; il faut y être à six heures précises et donner ordre que son carrosse soit dans la cour à sept heures et demie huit heures. Passé six heures, la porte ne s’ouvre à personne. » D’Argenson affirme faussement que Voltaire avait poussé le sans-gêne jusqu’à envoyer cinq cents billets d’invitation où il promettait comme principal attrait de la fête qu’on ne verrait pas Mme du Maine. Il n’est pas exact non plus qu’on le mit à la porte, on se contenta de le congédier poliment. Mais Voltaire était trop courtisan, l’altesse trop avide de plaisirs et curieuse d’illustres divertisseurs pour que la brouille fût éternelle : il mit en œuvre son esprit, sa grâce complimenteuse, elle accepta le rôle d’Égérie littéraire, lui donna la première idée de Catilina ou Rome sauvée, corrigea cette tragédie ; tant et si bien que, dans l’automne de 1749, il s’installait triomphalement à Sceaux et le 21 juin 1750 y faisait jouer sa pièce. Cette fois, l’altesse avait pris ses précautions, et l’auteur avait dû promettre qu’il n’y aurait pas cinquante personnes au-delà de ce qui vient journellement à Sceaux. Il remplit avec éclat le rôle de Cicéron, Lekain celui de Lentulus Sura. Une répétition générale avait eu lieu le 8 juin, rue Traversière, devant un public composé surtout de gens de lettres et d’amis : « Vous ne sauriez croire quel succès votre tragédie a eu dans cette grave assemblée, écrit le poète… Ame de Cornélie, nous amènerons le sénat romain aux pieds de votre altesse, lundi. »

Heureuse femme qui trouvait à la fin un amuseur plus célèbre à lui seul que tous les autres ! Les autres ! Partis pour le grand voyage, oubliés prestement ; peut-être même leur en avait-on voulu de leur indiscrétion. Une mort importune ne trouble-t-elle pas une fête, n’interrompt-elle pas une répétition ? Qui ne sait que la dernière politesse qu’on doive à ses amis consiste à se retirer à propos, sans bruit, sans fracas, dans la morte saison des plaisirs ? Et puis un défunt qui se respecte doit, au bout de huit jours, se contenter des lamentations de son épitaphe. Il fallait cependant tirer le rideau : le 23 janvier 1753, après soixante-dix-sept ans de cohabitation, l’âme de la duchesse (animula vagula, blandula) se sépara de sa petite enveloppe, et elle alla voir là-haut si Descartes, son philosophe, avait eu raison.