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déclamant avec feu les tragédies de Sophocle et d’Euripide ; grand organisateur de fêtes, improvisant à volonté comédies, ballets, chansons, intermèdes, virelais et autres bagatelles. À Sceaux, ses décisions jouissent d’un tel prestige que les disputes les plus violentes prennent fin lorsque quelqu’un prononce ce mot : Il l’a dit. De 1699 à 1710, Malézieu reçut à peu près chaque année dans son castel de Châtenay le duc et la duchesse, avec quelques personnes de leur suite ; on y jouait des pièces du répertoire, des comédies de circonstance, et c’est là sans doute que la princesse conçut cette passion théâtrale qui l’anima jusqu’à la fin et faisait dire à Voltaire que, quand elle serait malade, il conviendrait de lui administrer quelque pièce au lieu de l’extrême-onction.

En 1703, grande parade arrangée, exécutée par le Sylvain de Châtenay et M. de Dampierre, gentilhomme du duc, qui jouait fort bien de la flûte allemande, du cor, de la viole et du violon. Bizarrement vêtu, affublé d’une barbe monumentale, Malézieu s’annonce comme le phénix des opérateurs : l’âme d’Hippocrate, la quintessence d’Esculape, ont passé en lui, et, par exemple, avant-hier, à Novogorod, il a remis la tête à un grand décapité depuis quatre ans par ordre du tsar ; mais ayant appris que son altesse se rendait à Châtenay, il a couru sept cents lieues en moins de deux jours. Et d’appeler Arlequin Dampierre, porteur d’une cassette miraculeuse, et de jargonner avec lui mille facéties en présentant ses eaux nonpareilles. Voici l’eau générale, qui improvise les grands capitaines, dédiée au duc : c’est un extrait de la cervelle de César, du flegme de Fabius, du souffle d’Alexandre et de l’âme du grand Condé. Voici la bouteille d’esprit universel, étonnant mélange de pénétration d’esprit, de finesse, de discernement, des charmes de la conversation. « Je sais, madame, disait l’opérateur à la duchesse, que vous possédez naturellement toutes les merveilles qu’elle renferme ; mais ne laissez pas de l’accepter pour en faire part à quelques-unes de vos amies qui sont bien éloignées de vous ressembler. » Le sirop de Violet, les pilules fistulaires font jouer à merveille de la flûte, de la viole, et Dampierre-Arlequin démontrait aussitôt ce prodige. Même miracle par l’esprit de contredanse : une goutte répandue sur le dos de la personne la plus inerte la rend soudain plus agile qu’un lutin, et danser la Furstenberg, la Forlane, le Pistolet, la Chasse, le Derviche, la Sissoire, les Tricotets, ne sera pour elle qu’un jeu. L’opérateur avise un paysan ivre-mort (Allard), le frotte de quelques gouttes, et le voilà qui se relève avec une légèreté d’oiseau, et pendant une demi-heure, véritable merveille de l’air, exécute les pas les plus fantastiques. Mais il n’est pas au bout de son boniment : il a amené des Indes un bonze, poète célèbre, de Moscovie un fameux compositeur, et sa