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façon la plus directe à celle du feu grégeois. Mais on s’est souvent mépris sur le caractère de la découverte. Elle ne réside pas en réalité dans l’emploi d’un certain mélange de charbon, de soufre et de salpêtre ; de tels mélanges constituaient à l’origine de simples variétés de feu grégeois, ainsi que je viens de l’exposer. Le point capital, c’est l’application du mélange, non plus à l’incendie, mais au lancement des projectiles. Or cette conséquence ne fut pas tirée tout d’abord. L’industrie autrefois n’était pas perfectionnée et renouvelée sans relâche par ces milliers d’essais, continuellement effectués par les praticiens d’aujourd’hui. Il n’y avait ni brevet d’invention, ni liberté du commerce, ni même récompense pour les inventeurs : ceux-ci étaient plutôt tenus pour suspects comme magiciens, ou tout au moins comme perturbateurs de l’ordre établi. Les quelques découvertes dues au hasard ou à l’observation étaient maintenues dans un profond secret. « Cache ceci, disent continuellement les alchimistes, ce secret ne doit être révélé à personne. » Aussi six siècles s’écoulèrent-ils entre le moment où le feu grégeois fit son apparition dans l’histoire, et celui où nous rencontrons les premières formules positives de poudre à canon, et il fallut encore un siècle pour que la poudre commençât à prendre sa véritable destination.

Ces formules se trouvent dans les écrits arabes du XIIIe siècle et dans Marcus Græcus ; nous les avons reproduites plus haut, et on a vu comment elles signalent précisément les mélanges de salpêtre, de soufre et de charbon que nous employons encore aujourd’hui. Roger Bacon en a eu également connaissance, à la même époque, et il en a donné la composition dans une phrase cryptographique, suivant un usage du temps ; phrase formée avec les lettres transposées de certains ingrédiens : Salis petrœ luru vopo vir con utriet sulphuris, etc., c’est-à-dire : salpêtre, soufre et poudre de charbon, d’après l’interprétation reçue de ce cryptogramme, laquelle est donnée en toutes lettres dans certains manuscrits.

Toutefois, circonstance à laquelle on n’a pas prêté une attention suffisante, Roger Bacon est surtout frappé par le bruit et l’éclat lumineux de l’explosion de la poudre, mais non par ses effets mécaniques. « Il y a, dit-il, des choses qui troublent l’ouïe à un tel degré que, si elles se produisaient de nuit, avec un artifice suffisant, une ville ou une armée n’y pourraient résister. Nul tonnerre ou bruit ne peut leur être comparé. Certaines produisent sur la vue un effroi tel que les éclairs n’ont rien de comparable. Nous pouvons en trouver, ajoute-t-il, la preuve expérimentale dans ce jeu d’enfant, usité dans bien des lieux, où l’on emploie un objet de la grosseur du pouce. Par l’effet violent de ce sel appelé salpêtre, une