Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/759

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

inspirés ; alors que tout est changé en nous, hormis ce qui fait l’homme, nous les goûtons encore, leur gloire est immortelle comme celle des étoiles et des montagnes, et quand nous relisons certains vers composés il y a trente siècles, il nous semble qu’en les écrivant le poète pensait à nous. Nous ne croyons plus à Jupiter, et l’Iliade et l’Odyssée ont conservé pour nous toute leur fraîcheur et toute leur vertu persuasive ; si demain l’Europe cessait d’être chrétienne, ou elle tomberait en barbarie ou nous continuerions d’admirer pieusement les cathédrales gothiques, le Christ d’Amiens et les Vierges de Michel-Ange.

Le culte de la nature est la seconde religion des artistes qui en ont une et en tient lieu à ceux qui n’en ont point d’autre. Schiller raconte que le jour où les dieux permirent aux hommes de se partager la terre, à peine Mercure eut-il sonné la curée, chaque profession, chaque métier courut s’emparer d’un lopin à sa convenance. L’agriculteur s’adjugea les champs gras, le gentilhomme chasseur prit les forêts, le commerçant fit main-basse sur les routes et les mers, l’abbé commendataire sur les nobles coteaux où mûrit la vigne, le roi sur les défilés et les ponts. Le poète, qui s’oubliait à rêver, arriva le dernier, et regardant ses mains vides, il se plaignit. « Que faire ? lui répondirent les dieux. Nous n’avons plus rien à donner, tout a été pris. Veux-tu vivre avec nous dans l’éternel azur de notre ciel ? Aussi souvent que tu viendras, tu trouveras la porte ouverte. » Il accepta ; mais il n’a pas besoin de se déranger : dans ces heureux momens où, libre de tout souci, son cœur ressemble à un instrument bien accordé, il fait à sa volonté descendre le ciel sur la terre.

Poète, peintre ou musicien, l’artiste le plus sceptique ou le plus sensuel a ses symboles, ses rites et cette foi qui est la démonstration de ce qu’on ne voit point. Ses plus fugitives sensations se convertissent comme d’elles-mêmes en sentimens et en rêves ; dans le parfum d’une seule violette il respire l’odeur et l’ivresse de plusieurs printemps. Il jette un charme sur le monde, et ce qui ne passe pas lui apparaît dans ce qui passe, l’invisible dans ce qui se voit ; une paix délicieuse, une douceur divine coule alors au fond de son être, et quelque chose qui sort de son âme se mêle au pain qu’il mange et au vin qu’il boit. C’est la messe de l’artiste.


VICTOR CHERBULIEZ.