Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/757

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que ses nerfs cessent de frémir à tout vent qui ride la face de l’eau, c’en sera fait de son talent ; mais son talent n’aurait jamais mûri, s’il s’était contenté de sentir. Cet éternel enfant n’a pas attendu que son poil grisonnât, pour acquérir la riche expérience d’un vieillard, et s’il tire de son cœur ses meilleures pensées, c’est que son cœur a appris à penser. Sa sagesse lui sert à discuter ses plus vives impressions, à les comparer, à les juger ; il leur commande, les maîtrise assez pour jouer avec elles, pour traduire en images colorées, en phrases mélodiques ses émotions les plus sincères ou pour mettre en rimes les chagrins qui l’ont fait pleurer.

Quelque importance qu’aient la facture, l’industrie, la curiosité du travail, le tour de main, tant vaut l’âme, tant vaut l’œuvre. Mais pour que son âme se porte bien, l’artiste doit entretenir un commerce intime, assidu, constant avec la nature. Elle seule peut lui donner l’excitation sacrée, l’infatigable désir de créer, la joie qui féconde et la fraîcheur de l’inspiration. Il y a des heures où il s’aime trop, et d’autres où il se dégoûte de lui-même. Hypertrophie d’un moi qui s’idolâtre ou lassitudes, dégoûts et langueurs, elle sait des remèdes à tous les maux, et quand il s’abandonne à sa bienfaisante influence, il se sent rajeunir au contact de son éternelle jeunesse.

Elle n’est pas seulement le grand médecin, elle est la souveraine institutrice des talens, et ses écoliers ont toujours besoin de ses leçons. Dès qu’ils négligent de la consulter ou n’en veulent plus croire que leur génie ou leur orgueil, ils s’égarent. On reprochait au corpulent et vorace Johnson de faire parler les petits poissons comme une baleine ; d’autres font parler les baleines comme un petit poisson. Cette langue des signes, par laquelle l’artiste doit exprimer tout ce qu’il a dans l’esprit et dans le cœur, est si compliquée qu’il est condamné à la rapprendre sans cesse, et la nature seule l’enseigne. Depuis ses astres de première grandeur jusqu’au plus vil de ses insectes ou au moins régulier de ses cristaux, toutes les choses qu’elle a créées sont ce qu’elles doivent être et ne disent que ce qu’elles doivent dire. Vivantes ou inanimées, elles obéissent à une loi secrète, à une logique immanente, dont elles ne s’écartent jamais. La nature inspire à l’artiste l’amour de créer, et elle lui apprend comment on crée ; elle l’instruit à traiter ses sujets comme elle-même traite les siens, à respecter toujours leur caractère originel et à trouver l’effet sans le chercher. Une paysanne me disait, en me montrant une feuille de fougère dont les nervures formaient un réseau semblable à la plus fine dentelle d’or : « Regardez plutôt, elle est si belle qu’on jurerait qu’elle a été faite à la main. » Qu’Isis lui pardonne son blasphème ! Les œuvres d’art sont