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réalisme idéaliste. Mendoza, qui créa la littérature picaresque, n’était pas un Cervantes ; mais il avait appris l’art à la même école. Son Lazarille de Tormes n’est qu’un ingénieux escroc, et cet escroc est une figure de grand style et un exemple mémorable de tout ce qu’un artiste qui n’a garde de tout dire peut ajouter par ses silences au peu qu’il dit.

Qui préférez-vous, d’un dieu parfaitement naturel ou d’un gueux qui a du style ? Selon les cas ou les saisons, l’éclectique dont je parlais plus haut les préfère l’un et l’autre également ; mais il goûte peu les peintres, les poètes qui disent tout, la peinture et la poésie sans dessous et sans horizons.


XXII

Quel que soit le symbole, le credo d’un artiste, son œuvre doit avoir un caractère personnel, et c’est là ce qui diminue encore l’importance des questions de doctrines. — « Il est absurde, a dit Balzac, de vouloir ramener les sentimens à des formules identiques ; en se produisant dans chaque homme, ils se combinent avec les élémens qui lui sont propres et prennent sa physionomie. » — Il y a dans tout véritable artiste quelque chose qui n’est qu’à lui ; quand il chante un air connu, sa chanson paraît nouvelle. C’est en matière d’art surtout que, fût-il aigrelet, le petit vin du cru, pourvu qu’il ait le goût du raisin et qu’il sente le terroir, l’emporte sur tous les vins savamment fabriqués. Soyez idéaliste, soyez réaliste, mais avant tout soyez quelqu’un et soyez vous-même. En vain, les prêcheurs d’orthodoxie déclarent que, hors de leur église, il n’y a pas de salut. Tout talent est une hérésie individuelle.

Les moi ne naissent pas tout faits ; ils se dégagent et croissent lentement, c’est la plus mystérieuse des germinations. Le plus souvent l’artiste conquiert son originalité en imitant longtemps un maître ; sans le Pérugin, Raphaël n’eût peut-être jamais découvert Raphaël. Le moyen âge avait raison de croire que c’est par les longues obéissances qu’on devient digne de s’appartenir, qu’il faut être page avant d’être chevalier, qu’il faut se perdre pour se trouver, qu’il faut se donner pour se posséder. Tel peintre, tel musicien a passé toute sa jeunesse dans la maison de servitude, et lorsqu’il est parti de chez les Pharaons d’Egypte, peut-être a-t-il emporté les vases d’or avec lui ; après quoi, amoureux des solitudes où l’on se recueille, il s’est enfoncé dans son désert : c’est presque toujours dans le désert que les peuples et les individus trouvent leur moi.

Du jour où l’artiste a trouvé le sien, il a ses préférences, ses affinités électives. Attiré par les objets les plus conformes à son