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Règle générale : plus les sujets sont nobles et grands, plus l’artiste sent le besoin de les rendre accessibles et familiers à notre imagination, de les mettre de niveau avec nous ou, pour mieux dire, de nous mettre de niveau avec eux. Un critique malavisé a reproché à Dante d’avoir mêlé à ses visions d’outre-tombe toute la gazette de Florence, de nous montrer des habitans de l’enfer, du purgatoire et du paradis à qui leurs tourmens ou leurs béatitudes n’ont pu faire oublier la cité méchante qu’ils ne reverront jamais, et qui veulent savoir ce qui s’y passe. Ce grand poète ne pouvait mieux s’y prendre pour donner un corps de chair à ses fantômes, un air de vérité à ses rêves, et tel est le réalisme des vrais idéalistes : pour eux, Florence est un endroit d’où l’on voit le ciel, et le ciel est un endroit d’où l’on voit Florence.

« Chez moi, s’écriait un contemporain de Dante qui goûtait peu la Divine comédie, on ne chante pas à la façon du poète dont le cœur se repaît de vaines fictions, mais ici resplendit en sa clarté toute la nature, qui réjouit l’âme de qui sait l’entendre. Ici on ne rêve point par la forêt obscure ; ici je ne vois ni Paul ni Françoise de Rimini ; je ne vois pas le comte Ugolin ni l’archevêque Roger. Je laisse aux autres les radotages, je m’en tiens à la vérité. Les fables me furent toujours ennemies. » Ainsi parlent les réalistes, et cependant, comme s’ils sentaient, eux aussi, que l’art ne se laisse pas emprisonner dans un système, qu’il est plus grand que toute doctrine, que l’esprit vivifie, que la lettre tue, on les voit souvent, infidèles à leurs formules et idéalistes sans le savoir, s’occuper de hausser, d’agrandir leurs sujets par la façon de les traiter.

La peinture de genre n’est souvent aujourd’hui que de la peinture anecdotique ; les peintres hollandais comprenaient autrement leur métier. Ils ont beau les détailler, les figures si nettement caractérisées qu’ils font vivre sous nos yeux sont des types. Leurs tableaux nous révèlent les mœurs, les habitudes, les sentimens, le génie d’un peuple libre et heureux de l’être, industrieux, travailleur et sensuel, unissant les gros goûts à l’esprit d’ordre, de ménage, de minutie, très appliqué aux petites choses, les faisant avec réflexion, avec gravité, et s’abandonnant dans ses fêtes à une joie folle et tumultueuse comme pour prendre une revanche sur son flegme et se venger de sa sagesse. Quand un peintre de genre a du génie, il y a toujours dans ses œuvres de l’au-delà ; quoi qu’il nous montre, il nous oblige à voir quelque chose qu’il ne nous montre pas. « Des dessous et des horizons, voilà ce que je demande à l’art, » disait un homme d’esprit qui relit chaque année avec un égal plaisir Eschyle et Rabelais, et qui tour à tour préfère Léonard de Vinci à Terburg