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pour celui qui les regarde de haut comme pour celui qui en voit le fond.


XXI

Les doctrines ont leur importance, qu’il ne faut pas exagérer. Le vrai talent est rarement doctrinaire, en quoi il ressemble à la nature, qui s’amuse à mettre les classificateurs dans l’embarras, en dérangeant par ses caprices les règles auxquelles ils prétendent l’assujettir. En vertu de la loi primordiale de l’art, qui est destiné à satisfaire à un double besoin de l’âme humaine, et qui a ses limites périlleuses au-delà desquelles il n’est plus l’art, tout artiste, quels que soient son tempérament, ses instincts et son esthétique, s’oblige à nous montrer des images qui tout à la fois nous rappellent vivement les réalités et nous en délivrent. Qu’il se dérobe à l’une ou à l’autre de ces obligations, il a trompé notre espérance, et un réaliste qui n’est pas à sa manière un libérateur de notre imagination, un idéaliste qui dégénère en abstracteur de quintessences et dont les œuvres sont mortes, nous manquent tous deux de parole. NOUS avons le droit de les traiter de taux artistes et de les renvoyer dos à dos.

Il y a eu dans l’histoire de l’art, comme nous l’avons déjà remarqué, des âges heureux où les tendances contraires s’accordaient sans effort et pour ainsi dire sans négociation préalable. On avait au même degré l’amour du réel et l’amour du style, et le cœur n’avait pas besoin de se partager, c’était un seul et même amour. Témoin l’église del Carmine et les fameuses fresques de Masaccio, complétées par Filippino Lippi, auxquelles toute la peinture italienne est venue demander des conseils et des inspirations. On y voit des apôtres qui, pour la plupart, sont de bons bourgeois florentins dessinés d’après nature, très individuels, très vivans, et pourtant ces bourgeois sont de vrais apôtres, des hommes de forte conviction, prêts à mourir pour ce qu’ils croient. Comment s’est opérée cette miraculeuse fusion ? L’artiste avait à la fois le don d’observer et le don de croire, et il a rendu dans le même instant, du même coup, ce que voyaient ses yeux et ce que voyait son âme.

Dans les fresques non moins fameuses de Sainte-Marie-Nouvelle, Ghirlandajo nous fait assister à la naissance de la sainte Vierge, et nous pouvons vraiment dire : « Nous y étions. » Le détail abonde ; il n’a rien oublié, ni l’eau qu’on fait chauffer dans une bassine pour laver l’enfant, ni les voisines accourues pour prendre des nouvelles. C’est le caquet de l’accouchée ; et cependant, jusqu’au