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son talent, elle produira sur nous le même effet que ces grandes scènes de la nature où les détails s’effacent dans l’harmonie d’un ensemble, et qui nous élèvent au-dessus de nous-mêmes en procurant à nos sens les joies les plus raisonnables qu’ils puissent savourer. Une rigueur qui plaît, une règle sévère qui se fait goûter, une sagesse qui fait des heureux, voilà la marque du grand art, et l’amour qu’il nous inspire nous ennoblit à nos yeux. Allez revoir l’Arcadie du Poussin ou la Joconde, relisez un chant de Lucrèce, de Virgile ou de la Divine comédie, relisez le Cid ou Hermann et Dorothée, s’il n’a rien manqué à votre jouissance, vous serez fier de vous, comme un homme qui a placé son cœur en haut lieu, ou qui a vu venir à lui une idée transformée en image et s’est plu dans sa société.

Idéaliser, ce n’est pas embellir les choses, c’est leur donner du style. Elles en ont souvent, par occasion, par une faveur du ciel, mais elles ne se croient pas tenues d’en avoir toujours, et le besoin de leur en donner ne peut être senti que par un être pensant et capable d’aimer sa raison. Le style, dans le langage des arts, c’est l’esprit de rapport, qui aperçoit le général dans le particulier et le tout dans ses parties ; c’est l’esprit de synthèse, qui résume une foule de détails dans un seul qu’il accentue et qui tient lieu de tous les autres. Le style, chez les grands maîtres, c’est l’amour des voies abrégées et rapides, le mépris des petits effets et des petits moyens, une élévation de sentiment qui se révèle par les procédés de l’artiste, une manière généreuse et libre de voir et de dire ; c’est le génie, semble-t-il, traitant avec la nature de puissance à puissance, et lui persuadant de préférer à son luxe, à la richesse de son décor, la simplicité qui agrandit les objets. Si le réalisme délivre l’art des fausses conventions, l’idéalisme le guérit de l’amour des vaines et puériles curiosités. Quand la source des grandes inspirations a tari, quand le goût du menu, du minuscule, du subtil, du raffiné, du précieux, du colifichet, de la fanfreluche et du pompon a desséché le talent et rapetissé les œuvres, survient un de ces magnanimes dont parle Dante, et au premier mot qu’il dit, on s’aperçoit que ce qui se passe dans un grand cœur est plus intéressant que tout ce que voient ou croient voir les yeux à facettes d’une fourmi.

Le vrai réaliste a son idéal, qui est de donner à son œuvre, par des complications, la plus grande intensité de vie que l’art comporte ; le véritable idéaliste a sa réalité préférée, qui est le grand dans le simple. L’un et l’autre représentent un certain genre de vérité ; car s’il est vrai que toutes les choses nous paraissent infiniment complexes, il n’est pas moins vrai qu’elles se simplifient