Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/740

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les plus sévères pour eux-mêmes, les plus disposés à considérer leurs peccadilles comme des crimes, leurs bonnes œuvres comme des péchés véniels, que la perfection qu’ils se proposent fait à la fois leurs délices et leur désespoir.

On pourrait dire pareillement que l’artiste se fait de son art un idéal dont il cherche à se rapprocher en perfectionnant sans cesse son talent. Il est toujours en apprentissage ; comme l’évêque d’Avranches, il n’a jamais fini ses études, jamais fini de s’initier dans les secrets de la nature, d’approfondir les procédés, les règles de son métier ; ce sont là deux carrières infinies, et on a beau marcher, on est sûr de ne pas arriver. Mais je ne vois pas qu’en ceci les idéalistes soient autrement faits que les réalistes, ni que l’amour du mieux les travaille et les poigne davantage. De quelque école qu’il relève, le propre du véritable artiste est d’être toujours mécontent de lui-même.

On pourrait dire aussi qu’avant d’exécuter son œuvre, l’artiste en a tracé le plan dans son esprit, que ce modèle immatériel est pour lui un idéal, qu’il s’efforce de le réaliser, qu’il désespère de rendre tout ce qu’il a conçu et qu’il s’y applique avec crainte et tremblement. Mais en ceci encore, le réaliste ne demeure pas en arrière de l’idéaliste ; tout au contraire, c’est lui qui s’étudie le plus à ne rien laisser d’imparfait dans l’exécution, tant les détails ont de prix à ses yeux. Il arrive souvent à l’autre de se négliger, et c’est de l’idéaliste qu’on peut dire que ses nonchalances sont quelquefois ses plus grands artifices.

Depuis Winckelmann, qui fut un grand enthousiaste et un dangereux conseiller, la plupart des esthéticiens ont une tout autre façon d’entendre la notion de l’idéal appliquée aux arts. L’idéal n’est pas pour eux la perfection du talent ou du travail de l’artiste, mais la perfection même des objets qu’il représente, l’essence ou la quintessence des choses, un type accompli, achevé, que la nature est impuissante à réaliser, et qui n’existe véritablement que dans l’esprit qui le conçoit. Ces esthéticiens procèdent de Platon et plus encore des Alexandrins qui enseignaient que la beauté est la victoire de l’idée sur la matière, que dans le monde que nous voyons, cette victoire est toujours incomplète, que la matière résiste, qu’elle est un vêtement grossier qui ne devient jamais tout à fait transparent, que le ciel des purs intelligibles est le vrai séjour de la lumière et de l’harmonie, que la beauté y resplendit d’un éclat immortel, qu’elle n’y est point, comme ici-bas, enveloppée de voiles trompeurs : « Fuyons dans cette chère patrie, s’écriait Plotin, dans cette patrie d’où nous sommes sortis et où nous attend notre père ! Mais comment fuir ? nos pieds ne nous serviraient de rien, non plus que des chars