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d’un sourd malaise provenant de l’insuffisance des objets, qu’aurions-nous besoin de portails richement historiés, de statues, de tableaux, de comédies et de romans ? Le maître à chanter de M. Jourdain tenait pour constant que, si tous les hommes apprenaient la musique, la paix régnerait dans l’univers. Ce qui est vrai, c’est que, pendant que nous entendons une symphonie, nous goûtons une paix mystérieuse que le monde n’a jamais donnée, et que si nous avions, comme Pythagore, des oreilles capables d’ouïr l’harmonie des sphères célestes, les chefs d’orchestre devraient changer de métier. Le maître de danse de M. Jourdain assurait que les malheurs, les bévues, les manquemens des hommes venaient de ne pas savoir danser. Ce qui est vrai, c’est que, si les hommes et les choses étaient toujours fidèles à leur caractère ou si les mouvemens que se donnent les passions n’étaient jamais gâtés par des faux pas, un ballet, où il ne s’en fait point, ne nous ferait pas éprouver un sentiment de quiétude et de délivrance. Quant à M. Jourdain lui-même, il est le type immortel d’une vanité tournant à la folie. C’était son destin, et nous aimons que les destins s’accomplissent.

Le jour où les Abipones adorent et fêtent les Pléiades, leur principale prêtresse, agitant en mesure une gourde remplie de noyaux, pirouette tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, sans changer de place ; elle danse comme elle croit que dansent les étoiles dans les prairies du ciel. Les plaisirs que nous donnent les arts sont plus raffinés que ceux des Abipones, mais ils ne sont pas d’une autre espèce. Nous savons que la nature ne plaint ni son temps ni ses peines, et qu’après cent expériences qu’elle a manquées, il y en a toujours une qui est admirablement réussie ; nous savons que sur cent cas, il s’en présente toujours un où ce qui devait arriver arrive, mais selon les hasards de notre vie, ce sont souvent les cas intéressans qui nous échappent. Nous savons aussi qu’à la longue les causes produisent toujours leurs dernières conséquences ; mais quoi ! nous ne vivons qu’un jour, et l’événement que nous attendons n’arrivera peut-être qu’après notre mort. Allons au théâtre ; dans l’univers en raccourci qu’on nous y montre, tout arrive à son heure. Seulement nous exigeons qu’il ressemble beaucoup à celui que nous connaissons ; le faux nous parait fade ; ce que nous aimons, c’est la vérité, pourvu qu’elle soit appropriée aux besoins et aux lois de notre imagination, et c’est pourquoi Balzac avait raison de dire « que le génie a pour mission de chercher à travers les hasards du vrai ce qui doit sembler probable à tout le monde. »

La règle, c’est souvent la mort ; la vie, c’est presque toujours le