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pures apparences, et de donner une apparence de réalité aux choses qui n’en ont point.

L’âge de pierre eut ses dessinateurs ; ils représentaient des rennes à l’énorme ramure, amplifiée de propos délibéré, et recherchaient déjà dans leurs compositions un certain balancement des lignes. L’âge de bronze eut ses ornemanistes, qui avaient une préférence marquée pour les combinaisons symétriques de lignes droites et de lignes courbes. Selon le génie de leur race et leurs habitudes héréditaires, les sauvages d’aujourd’hui ont les uns plus de goût pour la reproduction des formes vivantes, les autres pour ce sentiment de l’achevé, du complet qu’éveille en nous toute figure de géométrie. Les Cafres ne sont, paraît-il, tout à fait contens que quand le manche de leurs ustensiles les fait penser à des girafes ou à des autruches ; les Polynésiens, au contraire, aiment à orner leurs armes de spirales compliquées, de segmens de cercles ingénieusement enroules. Le plus souvent on s’applique à concilier ces deux goûts. N’est-ce pas un résumé de tous les arts que cette sauvagesse qui danse en s’accompagnant du tambourin ? Elle n’est vêtue peut-être que d’un collier de dents de singe, et un collier est la perfection de l’ordre. Elle a teint ses paupières avec du sulfate d’antimoine et ses cheveux avec de l’indigo, dans la vaine, mais respectable espérance de ressembler à une fleur. Sa coiffure, ouvrage de longue patience, offre au regard une succession de cônes, dont aucun accident perturbateur n’a dérangé la prodigieuse régularité. Son tatouage, dont elle est fière, est un chef-d’œuvre de syncrétisme, et les cercles concentriques, les losanges y alternent avec les tortues, les lézards et les crocodiles.

Dès sa première enfance et sous le ciel de la Polynésie comme sous le soleil d’Afrique, si grossiers, si frustes que soient ses ouvrages, l’art primitif obéit déjà à deux tendances contraires, il est sollicité par deux forces entre lesquelles il tâche de ménager un accord. Un instinct secret l’avertit que l’homme a tantôt l’amour, tantôt le mépris de ce qui est, et il lui montre les choses comme aime à se les représenter un être contradictoire, qui, se sentant à la fois très petit et très grand, réduit volontiers le grand en petit et a le goût des résumés, des pièces assorties formant, comme les grains d’un collier, un tout parfait.

Si la grande maison que nous habitons ne nous plaisait pas, nous ne saurions aucun gré aux artistes d’en reproduire l’image dans leur miroir ; mais d’autre part, si les spectacles de la vie et du monde procuraient à notre imagination des plaisirs sans mélange, si nos joies esthétiques n’étaient pas accompagnées souvent ou d’une secrète inquiétude causée par d’apparens désordres ou