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dignitaires dévoués et sûrs, mais selon l’usage de notre cour, tout à fait étrangers à la politique, et, par suite, incapables de donner des conseils alors même qu’on leur en demande. Nous avons besoin d’un homme qui soit en état de prendre la conduite des affaires. Je n’en vois, je n’en connais qu’un, Félix de Schwarzenberg. » — M. de Hübner prit sur lui d’écrire au prince, qui était alors à Milan ; il lui représenta combien sa présence était nécessaire à Vienne. Le 30 septembre, au matin, il voyait entrer dans son cabinet de toilette un officier général de haute stature, aux cheveux déjà rares et grisonnans, taillés en brosse, au front élevé et étroit, au visage pâle, impassible, mais les yeux parlaient beaucoup : — « Oh ! mon Autriche, ma chère patrie, pensa-t-il, tu n’es pas perdue ! » — A peine osait-il croire à son bonheur ; était-ce un rêve ? Le prince s’avança lentement vers lui, la main tendue, en disant : « Oui, c’est bien moi ! »

Les révolutions de février, de mars et d’octobre, les insurrections de Milan et de Venise, Radetsky et la bataille de Custozza, la révolte de la Hongrie, Windischgraetz, Jellachich, le prince de Schwarzenberg lui-même, tout cela nous paraît aujourd’hui bien loin de nous, tant l’Europe a changé dans ces vingt dernières années. Les grands événemens qui renouvellent la face des choses sont comme de hautes montagnes qui nous cachent le passé. Et pourtant c’est en 1848 que tout avait été préparé. Le monde politique offrait alors, a-t-on dit, l’aspect d’une maison de fous ; il s’est trouvé que ces fous étaient les confidens du destin. C’est 1848 qui a donné à l’Europe le suffrage universel, qu’on traita longtemps d’insanité ; un homme d’État très absolu en a doté l’Allemagne, et, selon toute apparence, l’une après l’autre, toutes les monarchies l’adopteront.

C’est en 1848 aussi que fut proclamé le principe des nationalités. Les révolutionnaires pensaient le faire servir au triomphe de la république et de la démocratie, il n’a servi jusqu’ici qu’à créer une royauté unitaire et un grand et puissant empire. — « La plupart du temps, disait Machiavel, ceux qui font les révolutions ne sont pas ceux qui en profitent. » — Les uns sèment, les autres moissonnent, et il arrive souvent que les moissonneurs sont des gens contre qui les semeurs avaient conspiré et auxquels ils avaient juré une haine irréconciliable. C’est encore là une des éternelles ironies de l’histoire.


G. VALBERT.