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êtes bravement comporté, mais vous étiez bien pâle. C’est une affaire de tempérament. »

Grâce à un gentilhomme savoyard dont il ignore le nom, grâce à l’intervention de quelques signori généreux ou compatissans et de soldats lombards, déserteurs du régiment de l’archiduc Albert, M. de Hübner échappa aux fureurs de la populace de Brescia. Mais il dut renoncer à s’acquitter de sa mission et retourner à Milan, auprès de Philémon et de Baucis. Sa captivité lui fut douce, il en a gardé le meilleur souvenir. Le cœur lui saignait souvent quand il entendait crier dans les rues : « Grande défaite des Autrichiens ! Radetsky est mort ou prisonnier ! » Plus tard, la fortune des armes ayant tourné, il vit plus d’une fois Baucis entr’ouvrir la porte de sa chambre pour lui dire d’une voix émue et d’un air radieux : « Tout va bien, nous avons été battus. » Il avait découvert une bibliothèque pleine de livres à son goût, et tour à tour il relisait Fielding, Cervantes ou Machiavel et Guichardin. Dans les temps agités, rien n’est plus tranquillisant que les vieilles histoires ; elles nous apprennent que les choses qui nous étonnent le plus sont souvent arrivées déjà, et que le monde n’est jamais resté au milieu d’une semaine.

Il avait d’autres distractions. A l’une des fenêtres de la cour sur laquelle donnait son appartement, il voyait s’asseoir une jeune fille qui cousait en fredonnant. Ses vocalises étaient charmantes et légères, et ses yeux, qu’elle laissait trotter, n’étaient point farouches. Elle avait une tête de sainte Vierge ; quand elle regardait le ciel, elle ressemblait à un Léonard de Vinci. M. de Hübner l’avait surnommée la Madone à l’aiguille, Madonna dell’ago. Il craignait d’en tomber amoureux et tâchait de se persuader qu’un homme de trente-sept ans, surtout quand il est diplomate, est maître de son cœur, que ses plus beaux rêves s’évanouissent dans la fumée d’un régalia. Un soir, dans les premières heures langoureuses d’une vraie nuit d’Italie, une voix douce lui cria : Felice sera ! Il fut sur le point de succomber, de se rendre ; mais la cour sentait le graillon. Il répondit par un Felicissima notte ! et ouvrit son Guichardin. Il a eu dans son aimable cachot de Milan tous les plaisirs, même celui de mépriser le bonheur et de pouvoir se dire : « Je ne veux pas. Et pourtant si je voulais ! »

Cet Autrichien aime les Italiens. Ce qu’il apprécie surtout en eux, c’est la facilité, l’ouverture, la souplesse de leur intelligence et plus encore, leur urbanité, répandue dans toutes les classes. Quand Henri Heine passa pour la première fois les Alpes, il s’arrêta quelques heures à Trente, et la meilleure fut celle qu’il employa à faire causer une vieille marchande de fruits : il lui semblait qu’en ce moment un jeune Obotrite, un jeune barbare, s’entretenait familièrement avec une civilisation âgée de deux mille ans qui avait beaucoup de choses à lui