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une heure et demie M. de Hübner se trouva seul pour disputer sa vie à une bande de forcenés blêmes, livides de fureur, à la bouche écumeuse et hurlante, qui l’accablaient d’injures, le menaçaient de leurs piques et braquaient sur lui leurs fusils.

Par intervalles, un pseudo-signore, vêtu d’un pourpoint espagnol et armé d’une longue épée, faisait mine de lui en larder le cou. Son geste était à la fois si terrible et si gracieux que la foule éclatait en applaudissemens. Mais ce noble matassin n’avait garde d’endommager la peau du traître et il lui murmurait à l’oreille : « N’ayez pas peur, ce n’est qu’une démonstration : Non abbia paura, è una dimostrazione. » Cette incommode, mais innocente épée, ne faisait pas grand’peur à M. de Hübner ; ce qui l’effrayait beaucoup plus, c’étaient les femmes qui s’étaient mises aux fenêtres pour assister à cette scène. Quelques-unes lui montraient des assiettes sales, comme pour lui dire : « Voilà ce qui désormais vous attend en Italie. » D’autres jouaient de la prunelle. Il leur parlait par signes, il leur disait piteusement : « Voilà pourtant comme on traite un homme du monde. » — « Nous le voyons bien, répondaient leurs yeux noirs, et nous en sommes ravies. — Cette musique sans paroles, ajoute-t-il, me restera à jamais gravée dans la mémoire, et jamais non plus je n’oublierai le visage d’une de ces femmes. C’était une de ces figures comme on en rencontre ici dans les hautes classes, une figure qui parcourt à son gré toute la gamme des passions humaines, des yeux également faits pour exprimer le désespoir et l’extase, un teint de marbre ombragé d’un crêpe noir, un léger duvet au-dessus d’une bouche fine et sarcastique. Cette femme me contemplait avec une expression de haine qui m’eût paru flatteuse, si son regard s’était adressé à ma personne et non à mon espèce. Qui sait haïr ainsi doit être capable d’aimer beaucoup. »

Parmi les énergumènes qui hurlaient autour de lui, il y en avait un qui, moins déguenillé que les autres, semblait le plus enragé, le plus sanguinaire de tous. Il jurait continuellement, en brandissant son braquemart, et criait avec un accent étranger : « Qu’il meure, mais non de la main du peuple ! Ce serait trop d’honneur pour lui ; il doit mourir de la main du bourreau, non aujourd’hui, mais demain : Non adesso, domani ! » Tout en jurant et gesticulant, il s’efforçait de percer la foule pour arriver jusqu’à l’homme qu’il se promettait de voir pendre ; il y réussit à grand’peine, et lui dit tout bas en français : « Je tâcherai de vous sauver. » Et il se retira aussitôt en criant de plus belle : Non adesso, domani ! Quelques années plus tard, un jour que M. de Hübner, ambassadeur d’Autriche à Paris, se promenait aux Champs-Elysées, il fut pris dans un embarras de voitures, et vit venir à lui un gentilhomme savoyard, qu’il reconnut sur-le-champ et qui lui dit : « Sans aucun doute, monsieur l’ambassadeur, vous n’avez pas oublié Brescia. Vous vous