Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/677

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

démonstration du dogme de la Providence contre les libertins. Nous en avons pour garant un curieux endroit du Journal de l’abbé Ledieu. Ledieu, qui fut vingt ans le secrétaire de Bossuet, nous a laissé sur son maître des Mémoires panégyriques, et un Journal particulier qui sent moins l’admiration d’un fidèle secrétaire que la sourde hostilité d’un plat valet de chambre. Or, un jour qu’ils causaient du Discours, dont Bossuet préparait la dernière édition qu’il ait donnée, et que Ledieu, comme il le pouvait sans flatterie, lui en faisait de grands complimens, Bossuet lui dit : « Oui, j’ai voulu dans mon Discours réunir à l’autorité des premiers apologistes et de saint Augustin tout ce qui est répandu dans la tradition. Mais, il y a plus : après avoir épuisé l’Écriture et les Pères, j’ai voulu combattre, de mon propre fond, les philosophes anciens et païens, par des raisons nouvelles, qui n’ont jamais été dites, et que je tire le plus souvent de mes adversaires mêmes. » Nous ne saurions mieux définir la part d’invention ou d’originalité de Bossuet dans son Discours, ni rien répondre de plus net à ceux qui veulent qu’il en doive la première idée à Pascal, ou à M. Duguet. On n’a pas besoin de rien emprunter, fût-ce à l’auteur des Pensées, lorsque l’on est Bossuet, et que l’on a saint Augustin sous la main. Quant aux « raisons nouvelles » qu’il avait tirées de « ses adversaires mêmes, » il ne faut, pour les trouver, chercher ni bien longtemps ni bien loin ; — et il suffit d’une seule observation.

Si la raison de l’homme, en effet, peut s’élever toute seule, d’elle-même et sans effort, à l’idée d’une Providence générale, qui gouvernerait le monde par des lois générales, immuables et nécessaires, il nous est moins aisé de concevoir l’idée d’une Providence particulière, dont l’active sollicitude, partout et toujours présente, ne souffrirait ni que la liberté de nos caprices troublât l’ordre de ses desseins, ni qu’il tombât sans sa permission « un seul cheveu de notre tête. » Même, nous la formons d’autant moins aisément que la raison de l’humanité se développe davantage ; et il semble qu’elle ait quelque chose de plus enfantin encore qu’inconcevable. Cependant, cette Providence particulière est celle des chrétiens. « Qu’entendons-nous par le mot de providence, — dira bientôt Fénelon, dans sa Réfutation du système du P. Malebranche, inspirée, presque dictée, revue et corrigée par Bossuet ? — Ce n’est point l’établissement des lois générales ni des causes occasionnelles ; tout cela ne renferme que les règles communes que Dieu a mises dans son ouvrage en le créant. On ne dit point que c’est la Providence qui tient la terre suspendue, qui règle le cours du soleil, et qui fait la variété des saisons ; on regarde ces choses comme les effets constans et nécessaires des lois générales que