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souhaits que nous pouvons exprimer, sans qu’on nous accuse d’être exigeans. Le premier, c’est qu’on s’arrête enfin de changer, et qu’après nous avoir fatigués d’innovations, on nous accorde au moins un peu de répit. Quelque insatiables que puissent être les ennemis des études classiques, je ne vois pas quelle concession on pourrait encore leur faire. On vient de créer pour eux un enseignement nouveau où tout a été réglé selon leurs désirs. Que peuvent-ils réclamer de plus, à moins qu’ils ne veuillent enlever aux autres les libertés qu’ils ont demandées et obtenues pour eux-mêmes ? L’autre souhait que je forme, c’est qu’on rende à l’enseignement des langues anciennes ce qu’on lui a ôté. Tant que tout le monde a passé par les mêmes écoles, le latin et le grec, qui cherchaient à désarmer ceux qui ne les étudiaient que par contrainte, étaient réduits à se dissimuler, à s’humilier, à se faire oublier et pardonner, pour obtenir le droit de vivre ; mais aujourd’hui qu’on ne peut plus les accuser d’opprimer personne, ils peuvent prendre une plus fière attitude. Ceux-là seuls qui veulent les apprendre viennent dans les classes où on les enseigne ; il faut donc leur donner largement et sans marchander le moyen de les savoir. Nous n’avons plus à craindre qu’ils se plaignent que cette étude commence trop tôt et qu’elle prenne trop de temps, puisqu’ils ne la subissent plus par nécessité, et qu’ils l’ont choisie par goût ; nous pouvons donc la rétablir dans les classes où on l’a supprimée et lui restituer, dans les autres, les heures qu’on lui a prises. Si nous la replaçons dans les conditions favorables où elle se trouvait autrefois, si nous lui rendons toutes ses armes pour combattre son adversaire, je ne doute pas qu’elle ne lutte avec succès. La sève des littératures antiques n’est pas épuisée ; comme elles se sont surtout attachées à la peinture de l’homme même et des sentimens qui ne changent pas, elles se plient à tous les temps et conviennent à tous les régimes. Nous voyons qu’elles ont suffi aux générations les plus diverses : à l’époque de la renaissance, elles ont été des écoles de liberté et d’indépendance d’esprit ; au XVIIe siècle, elles ont servi de parure aux monarchies absolues. Soyons sûrs qu’aujourd’hui elles sauront s’accommoder à nos idées et à nos besoins ; quoique la forme du monde ait changé, nous les retrouverons toujours vivantes, toujours jeunes, et nous serons surpris de voir à l’usage que, des deux enseignemens, c’est encore le plus vieux qui est le plus « moderne. »


GASTON BOISSIER.