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il achève de s’instruire dans la boutique ou l’atelier. Les conséquences bonnes et mauvaises qu’a pour lui cette éducation rapide et pratique s’aperçoivent vite. Comme il ne fait pas d’études littéraires, il n’a presque point de littérature ; il ne se forme guère chez lui de peintres, de sculpteurs ou de musiciens. Au fond, il n’y tient pas beaucoup et se console aisément en payant très cher les tableaux et en écoutant la musique des autres. Mais est-il possible de se figurer la France sans ses écrivains et ses artistes, forcée de renoncer à ces jouissances des arts et des lettres, auxquelles on peut dire que chez elle personne n’est tout à fait étranger, et qui sont devenues sa vie et sa gloire. Voilà pourtant ce qui nous menacerait, si l’on installait chez nous l’éducation américaine, qui est le rêve de quelques esprits systématiques. Il n’est pas douteux que l’affaiblissement des études littéraires n’amène vite la décadence du goût public. Un pays qui ne dépasse pas l’instruction primaire ne s’élève pas non plus, dans les choses de l’esprit, au-dessus d’un niveau médiocre. Même l’enseignement scientifique, auquel on veut quelquefois nous réduire, quelques mérites qu’on lui attribue, ne peut pas suffire à une société comme la nôtre que tant de siècles de culture littéraire ont affinée. En supposant, ce qui n’est pas toujours vrai, qu’il forme mieux qu’un autre des esprits fermes et droits, il ne pourra leur donner ni l’élégance, ni la souplesse, ni la grâce. Soyons sûrs que ce milieu de délicatesse éclairée, dans lequel s’épanouissent si volontiers les lettres et les arts, qui les fait naître et fleurir, cesserait bientôt d’exister chez nous, si l’on s’avisait de fermer les collèges classiques.

Nous n’en sommes pas là, Dieu merci ! la littérature tient encore une place importante dans « l’enseignement moderne. » Si on en a banni les auteurs grecs et latins, on y lit, on y commente les chefs-d’œuvre des lettres françaises, on y explique les grands écrivains des nations voisines. D’ailleurs, l’enseignement classique existe toujours, et même on nous affirme qu’il va devenir plus florissant que jamais. Il sera, nous dit-on, plus à son aise, il marchera d’un pas plus léger, quand il n’aura plus à traîner ce fardeau de paresseux et d’incapables qui ne le suivent qu’à regret. Comment se fait-il pourtant que ces belles promesses ne suffisent pas à rassurer tout le monde ? Ce n’est pas qu’on se méfie de ceux qui les font. Leur sincérité ne paraît pas douteuse, mais on est moins sûr de leur fermeté. Ce qui s’est fait jusqu’ici ne permet pas d’avoir une confiance entière dans ce qui pourra se faire plus tard. Nous avons eu, depuis quelques années, à la tête de nos affaires, d’honnêtes gens, pleins de bonnes intentions, mais qui ne savent pas assez résister à ceux qui parlent haut et qui viennent les sommer, au nom de l’opinion publique, du progrès, de la démocratie, d’entrer