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II

Il y a vingt-cinq ans de cela, — grande mortalis œvi spatium — mais je me rappelle comme si c’était hier l’effet que produisit la loi de M. Duruy. Elle fut loin d’être accueillie comme elle méritait de l’être. Les plus bienveillans se contentaient de louer du bout des lèvres et d’applaudir du bout des doigts. Le grand nombre se montrait sceptique et inquiet. Quant à l’opposition, dont c’est le métier d’être injuste, elle joignait la plus vive indignation contre un ministre qu’elle accusait de bouleverser l’instruction publique. M. Duruy avait cette mauvaise chance que les gens même de son parti lui étaient contraires. Il marchait seul, ou presque seul, soutenu par la main puissante qui l’avait élevé, attaqué ouvertement ou dans l’ombre par tout le monde et recevant des coups de tous les côtés. Mais il allait toujours droit devant lui, et sa ferme attitude finit par avoir raison de toutes les résistances. Peu de ministres ont été aussi maltraités, pendant qu’ils étaient au pouvoir ; il y en a peu aussi auxquels, après quelques années, on ait rendu une plus éclatante justice. Il a cette fortune rare d’assister au triomphe de ses réformes ; il peut se dire que nous marchons aujourd’hui de l’impulsion qu’il a donnée ; et ce succès est encore une leçon pour nous : il nous montre combien pèsent peu, dans les affaires humaines, la sagesse apparente des routiniers, les grands airs des hommes d’État, les railleries piquantes des gens d’esprit. De ceux-là, les uns mettent tous leurs soins à conserver et n’y arrivent pas toujours ; les autres, je veux dire les gens d’esprit, sont excellens pour détruire. On ne fonde quelque chose qui dure qu’à deux conditions : c’est de croire et de vouloir.

Je ne veux pas dire assurément que M. Duruy ait eu le premier la pensée de créer cet enseignement intermédiaire entre l’école et le collège : nous venons de voir qu’on y songeait depuis longtemps. Mais ce que personne n’avait pu faire, M. Duruy eut l’honneur de l’exécuter. Les tentatives avortées de ses devanciers, loin de diminuer son mérite, rendent son succès plus éclatant. Il ne pouvait pas se dissimuler les difficultés qu’il aurait à vaincre. Sans doute, il savait qu’il ne trouverait pas d’opposition sérieuse dans les chambres. — Qui aurait osé alors résister à la volonté d’un ministre ? — Non-seulement elles consentirent à voter la loi qu’on leur proposait, mais elles la votèrent même à l’unanimité. Seulement, elles entendaient bien ne rien payer. M. Duruy se passa d’argent, ce qui est le plus grand de tous les miracles. Et notez que tout était à faire et qu’il fut forcé de tout créer à la fois. On