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fûmes prendre position sur des hauteurs voisines, qu’occupe le couvent de la Cisla. Un camp français était dans le voisinage.

Il était nuit close quand nous arrivâmes sur ce plateau, et nous n’avions pas dîné. Nos ordonnances nous firent promptement une soupe à l’oignon. Je trouvai à cette soupe un goût détestable, ainsi qu’à tout ce que l’on avait préparé pour ce dîner, et même à l’eau rougie que nous buvions. Je ne pus avaler que deux ou trois cuillerées de cette soupe. Je pensai que la cause de ce dégoût subit était en moi, et, comme tout le monde ne paraissait pas l’éprouver au même degré, je me crus malade.

Le lendemain, de bonne heure, on vint me dire que l’on avait retiré une tête du puits du couvent, et que plusieurs corps humains étaient encore dans ce puits, qui avait fourni de l’eau pour tout le camp, par la raison qu’il n’y en avait pas d’autre. Ces corps étaient ceux de soldats français, on n’en pouvait douter. Depuis quand étaient-ils là ? Personne ne voulait le dire. Je compris pourquoi j’avais trouvé si mauvais goût à la soupe que l’on nous avait servie la veille et à l’eau que nous avions bue. À cette nouvelle, plusieurs de mes jeunes officiers furent pris de vomissemens. Pour moi, je n’en fus pas incommodé ; mais ce goût détestable me resta et m’ôta l’appétit pour quelque temps. Je fus même assez longtemps avant de pouvoir manger de la soupe dans laquelle avait cuit de la viande.

Le lendemain, nous traversâmes, à Mora, le champ de bataille d’Almonacid, où, l’avant-veille, le 4e corps avait battu 30,000 Espagnols commandés par le général Vénégas.

Mon ancien régiment, le 32e, s’était distingué à ce combat ; mais il avait laissé sur le terrain de braves soldats blessés, qui n’avaient été ni relevés, ni pansés, parce que les chirurgiens français et le personnel des ambulances, laissés à Almonacid pour soigner les blessés des deux armées, avaient été égorgés par les guérillas. Je fis rechercher avec soin et relever mes anciens camarades.

On ne pouvait douter qu’un certain nombre de blessés eussent été achevés.

Ces excès et ces cruautés devaient amener, de temps à autre, de terribles représailles. Un jour je reçus du général de brigade l’ordre de partir la nuit, avec mon bataillon, le plus secrètement possible, afin de surprendre la population d’un village qui s’était jointe à quelques guérillas et avait égorgé huit de nos soldats. Je pris la précaution de demander un ordre écrit. Celui qui me fut remis portait :

« De faire main basse sur tous les hommes, de n’épargner que les femmes et les enfans. »