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un bois d’oliviers. Il y a vraiment de la magie dans cette affaire ainsi que dans tous les bruits de la nature, dont la musique tantôt nous transporte, tantôt nous obsède comme une incantation.

Quand l’homme s’avisa de devenir musicien, il dit à la nature : « Je n’aurai pas la présomption de rivaliser avec tes torrens, tes tonnerres, tes merles, tes cigales et toutes les forces incommensurables dont tu disposes ; mais voici ce que je ferai. Nos passions sont ton ouvrage, c’est toi qui nous les a données. Mais soit que tu l’aies voulu, soit que nous ayons usurpé sur tes droits en touchant au fruit de l’arbre de la connaissance, nous sommes devenus des êtres pensans, et nos passions s’en ressentent. La pensée, qui est à la fois une force et une faiblesse, leur a imprimé sa marque, et désormais ta musique, qui exprime les passions des choses, n’est plus une interprétation exacte des nôtres ; selon les cas, elle en dit trop ou trop peu. Je traduirai en langage humain, je transposerai, je commenterai tout ce que tu veux bien nous dire, et désormais l’homme comprendra ce que tu refuses de lui expliquer. Tout est mystérieux en lui comme en toi ; je lui dévoilerai tes mystères avec les siens. » Et ayant ainsi parlé, son premier soin fut d’humaniser les sons, afin que les passions de l’air exprimassent aussi les passions humaines. La voix seule de l’homme ou d’un instrument fabriqué par lui, dans lequel il fait passer son âme en l’emplissant de son souffle ou en lui communiquant les vibrations de ses doigts et de ses nerfs, peut rendre ce qu’il y a en nous tout ensemble de borné et d’infini, de passager et d’éternel.

L’homme est un être qui se croit supérieur à la destinée que lui fait la nature et qui, se sentant né pour être libre, prend difficilement son parti des dures nécessités qui pèsent sur lui. Cette contradiction dont il souffre, la musique l’en délivre. Elle opère sur des sons rationnels, gouvernés par des rapports mathématiques et immuables, par des nombres, et rien n’est plus inflexible que la loi du nombre. Ces sons rationnels nous font l’effet d’une matière aussi résistante que les pierres de l’architecte, que le marbre du statuaire, et cependant le musicien l’oblige à exprimer son inspiration personnelle, un sentiment qu’avant lui personne n’avait interprété comme lui. Ce génie si libre et si nécessité du compositeur est comme un symbole de notre moi, aspirant au milieu de ses servitudes à reconquérir son indépendance. Le rossignol est à la fois l’interprète et l’esclave de la nature ; il rêve d’un rêve de rossignol, et tout rossignol rêve comme lui ; aucun d’eux ne se permet d’amplifier, de broder le thème exquis, mais uniforme, invariable, que la grande souveraine lui dicte et qu’elle a composé pour toute une espèce. Les inspirations d’un Mozart ne ressemblent pas à un décret promulgué par la nature ; la loi de rigueur s’est