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boulingrins par des fouillis de ronces et de broussailles, d’obstruer les avenues sablées par ses folles avoines, par ses mousses voraces et ses herbes foisonnantes.

Ce n’est pas seulement son jardin, c’est aussi sa maison que l’homme doit défendre contre les entreprises, les violences ou les ruses de sa grande ennemie. Mais, dans ses défaites mêmes, il triomphe encore. Cette vieille tour qui se dresse au sommet d’un coteau n’est plus qu’une ruine, et elle commande la vallée. Elle est, aussi loin que vous regardiez, l’objet le plus intéressant, celui qui se distingue de tout autre, celui qui n’a point de double, point de similaire, et, partant, tout lui sert d’accessoire et de décor. Le vent, quand il s’engouffre dans ses baies ouvertes et dégradées, semblables à des blessures béantes, siffle un air particulier, qu’il a composé à son intention. C’est pour elle que chantent l’oiseau de jour comme l’oiseau de nuit, c’est elle que regarde le soleil lorsqu’il descend tout rouge sous l’horizon.

« Bâtissons-nous une ville et une tour qui monte jusqu’au ciel, disaient les hommes qui édifièrent Babylone, et acquérons ainsi de la renommée. » Le ciel fut jaloux, et Babylone n’est plus. Mais l’homme continua de bâtir, de tailler la pierre et de la contraindre à glorifier ses imaginations et son néant.

Si la nature est un grand architecte, elle est aussi un grand modeleur, et on ne se lasse pas d’admirer sa prodigieuse adresse à révéler par la conformation des êtres leur caractère et leur destinée. Mais comme un despote oriental voit du même œil tous ses sujets, qui, grands ou petits, sont égaux devant son orgueil, elle traite sur le même pied toutes ses créatures, elle façonne les plus viles avec autant de soin que les plus nobles. Au surplus, les destinant toutes à ne vivre qu’un jour, la matière dont elle les pétrit annonce par ses apparences leur peu de durée. Plus l’argile qu’elle emploie est fine, plus on la sent sujette à de mortels accidens ; qu’y a-t-il de plus souple, de plus délicat que la chair ? et qu’y a-t-il de plus corruptible ? Ceux de ses modelages qui nous enchantent le plus sont les plus périssables. Elle a voulu mêler à nos jouissances favorites une secrète amertume et un avant-goût de la mort qu’elle nous prépare. Elle a voulu aussi nous signifier que les individus ne lui sont de rien, qu’elle ne se soucie que des espèces. Elle ne brise jamais ses moules ; ce qu’elle y jette lui importe peu.

Quand l’homme commença de sculpter, il dit à la nature : — « Tu es une magicienne, et je me couvrirais de confusion si j’essayais de jouter avec toi. Mais je veux me procurer une joie que tu nous refuses toujours, le plus austère et le plus noble de tous les plaisirs esthétiques, celui de voir des corps réduits à la forme pure. Tu