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de ce grand univers et permettent de juger de la pièce par l’échantillon, il travaille à sa renommée autant qu’à la leur ; pourrait-il les loger à leur goût s’il n’était leur confident et ne se sentait comme mêlé à leur vie ? Lorsqu’il se construit à lui-même des demeures dont l’ordonnance est aussi savante que le décor en est riche, il glorifie la destinée humaine ; lorsqu’il se bâtit d’illustres tombeaux, il fait de sa mort quelque chose de mémorable. Tous les arts tendent à une double fin ; tous les arts sont une protestation contre la nature qu’ils imitent.

Qu’est-ce qu’une pyramide auprès d’une montagne ? Que sont les édifices les plus imposans si on les compare au plus médiocre accident du relief terrestre ? Il suffit d’un pli du sol pour dérober au regard une grande cité. Kairouan, la ville sainte, dont deux mosquées au moins sont des merveilles, est située dans une grande plaine légèrement onduleuse. Éloignez-vous-en d’une demi-lieue et retournez-vous pour la chercher des yeux ; vous n’apercevez plus que la pointe d’un minaret, qui bientôt disparaît à son tour. Et pourtant les monumens de l’art, qui ne sont à vrai dire que de magnifiques jouets, font toujours sensation dans un paysage. Quoiqu’on n’y trouve aucun détail qui n’ait été emprunté à la nature ou inspiré par elle, ils portent tellement la marque, la signature de l’homme, que, tranchant sur tout ce qui les environne, ils s’imposent à l’attention.

Une villa de briques et de pierres occupe bien peu d’espace sur le penchant d’une colline et au milieu des grands bois sombres qui l’enserrent de toutes parts ; elle en est cependant le centre et comme la figure principale, vers laquelle tout converge, que tout regarde. Il est vrai qu’on l’a mise au large en l’accompagnant d’un parc et de jardins. Qu’est-ce qu’un jardin ? C’est la nature convertie de force à la géométrie. « Un voyageur qui aborderait dans une île déserte, a dit un critique d’art, et qui en l’explorant y découvrirait tout à coup une avenue en ligne droite ou des arbres rangés en quinconce, verrait sur-le-champ que cette île a été récemment habitée ; il reconnaîtrait l’esprit de ses semblables à ces lignes géométriques que ne peut tracer sur la terre aucune autre main que celle de l’homme. » La nature ressent l’insulte qu’il lui fait ; elle souffre difficilement qu’il l’humilie, la déshonore en l’asservissant à ses lois, en lui faisant porter la livrée de son imbécile raison, qui, pour croire en elle-même, a besoin de se voir. Si le jardinier n’était, là pour protéger contre elle son ouvrage, elle se ferait un jeu d’anéantir ce grand parterre, de déranger le savant dessin de ces allées tirées au cordeau, d’infléchir les lignes droites, de ronger les angles, de déformer les ovales et les ronds, de remplacer les