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continues ou brisées, tourmentées ou paisibles, sévères ou mollement onduleuses, éveillent tour à tour dans notre esprit l’idée d’un effort gigantesque, d’une audace héroïque, d’un repos olympien, d’une grâce qui s’abandonne ou s’amuse. Mais quand nous nous prenons pour unité de proportion, ces lignes sont incommensurables pour les créatures bornées que nous sommes, et comme elles ne sont pas ordonnées par rapport à nous, elles nous apprennent que l’univers est immense, elles ne nous apprennent pas qu’il forme un tout harmonieux.

L’architecture, c’est le monde reconstruit par l’homme, adapté à sa taille et rendant visible à son âme l’ordre invisible dont il rêve. Son imagination créatrice, mais qui n’invente rien et vit de souvenirs, reproduira en les résumant les grands spectacles qui l’ont frappé. Ses montagnes seront des pyramides, ses pics seront des obélisques, ses cavernes seront des labyrinthes souterrains. Il imitera les vastes plaines de la mer par de longues lignes horizontales, les rochers escarpés par des tours, la voûte du ciel par des coupoles, les forêts par une végétation de colonnes, leurs perspectives fuyantes par des enfilades et des galeries, leurs berceaux par des arcades et des cintres.

Comme l’a dit Charles Blanc, l’homme a voulu aussi que ses édifices, destinés à loger des dieux ou des rois divinisés qui en étaient l’âme, offrissent quelque analogie avec la structure d’un être vivant, que des proportions nettement accusées révélassent la présence secrète d’une mesure commune à toutes les parties, que des courbes missent en évidence le jeu des forces et parussent exprimer la vie. « L’être vivant est composé d’os, de tendons, de muscles, de chairs. Par une fiction hardie, l’artiste supposera dans son monument des matières hétérogènes associées pour constituer un tout, et comme l’architecture se compose essentiellement de supports et de parties supportées, c’est surtout par la diversité des pressions et des résistances qu’il exprimera l’organisme artificiel de son édifice. Il ira jusqu’à feindre des substances molles mêlées aux corps rigides, des matières élastiques pressées par des matières pesantes, et dans ses métaphores de pierre ou de marbre il figurera des fibres délicates unies en faisceau et fortifiées par des ligatures. Au squelette ou à l’ossature du bâtiment, il ajoutera comme des muscles dont il nous montrera les attaches. Ainsi le monument s’animera, il semblera respirer une sorte de vie organique, et il sera digne d’être habité par une âme. L’architecte pourra se nommer alors, comme le nommait la poésie du moyen âge, le maître des pierres vives, magister ex vivis lapidibus. »

Tout n’est pas fait encore. Le monde inférieur, métaux, plantes, fleurs, doit trouver sa place dans ce temple qui est un résumé de