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même de l’informe, même du difforme, l’accident perturbateur lui fait éprouver de grandes mélancolies toutes les lois qu’il fausse ou affaiblit les caractères et empêche les choses de montrer tout ce qui est en elles, toutes les fois qu’il les condamne à n’être qu’à moitié, sans que l’acte réponde jamais à la puissance. L’incomplet, l’incohérent, l’insipide, l’équivoque abondent dans la vie ; l’imagination ne sait qu’en faire ni comment elle doit s’y prendre pour jouer avec ces tristes réalités. Combien n’arrive-t-il pas souvent que les plus belles harmonies soient gâtées par une fausse note, ou qu’il y ait un désaccord apparent entre un phénomène et son principe, ou qu’un mouvement commencé ne se continue pas, ou qu’une grande force ne produise rien ! Que de causes sans effets, et que d’effets qui n’ont pas de suites ! Que de vertus et de vices, que de grâces et de monstres inachevés ! que de germes avortés ! Combien de demi-sots qui n’ont pas le mérite d’être des animaux risibles ! Combien d’êtres de nature ambiguë qui disparaissent sans avoir pu se déclarer !

Ce sentiment de l’incomplet que nous éprouvons si fréquemment dans notre vie de tous les jours et qui attriste nos plaisirs et les jeux de notre imagination, l’art nous en délivre. Il nous introduit dans un monde où il n’y a point de sols accidens, où les choses donnent tout ce qu’elles peuvent donner, où les principes engendrent toutes leurs conséquences, où rien n’avorte, où tout germe est fécond, où les sentences rendues par le destin sortissent leur plein et entier effet, où les êtres médiocres eux-mêmes atteignent pour ainsi dire à la perfection de leur médiocrité. Le fortuit a une grande influence sur l’artiste et son œuvre, et le plus souvent ses inventions sont des trouvailles. Sans parler des hasards de sa naissance et de son éducation, les temps, les lieux, les événemens, les occasions, une rencontre imprévue, un propos saisi au vol, une figure qui l’a frappé, lui ont fourni peut-être le meilleur de son sujet. On ne cherche pas l’inspiration, on la reçoit ; il a trouvé la sienne au coin d’un bois ou dans la rue, dans la solitude ou dans un salon, en regardant voler une mouche, ou dans le brouhaha d’une fête. Son œuvre est un jeu de l’amour et du hasard, mais l’amour est le plus fort ; il s’intéresse trop à sa création pour l’abandonner à la fortune, et c’est lui qui gouverne la barque. Pour que Goethe écrivît Werther, il fallait qu’à vingt-trois ans ce fils d’un riche bourgeois de Francfort passât quelques mois à Wetzlar, qu’il se promenât souvent dans la jolie vallée de la Lahn, où il relisait l’Odyssée, qu’il fît connaissance avec la famille de M. Buff, qu’il rencontrât à un bal champêtre une Nausicaa qui s’appelait Charlotte, qu’elle lui parût charmante et qu’elle fût déjà promise. Il fallut aussi qu’à peu de temps de là, un jeune secrétaire de