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que le second naquît lorsque la Corse était réunie à la France et vingt ans avant la révolution. Si Paoli ne l’avait dégoûté de son île, si Paoli, en croisant le chemin de cet ambitieux, n’avait forcé son ardente inquiétude à s’en chercher un autre, ou si un ignare médecin avait empiré la fièvre maligne dont il faillit mourir en 1791, c’en était fait de la plus grande épopée des temps modernes. Mais, faute d’occurrences favorables, combien d’hommes, qui promettaient beaucoup, n’ont pas tenu ce qu’ils annonçaient ! On accuse leur paresse ; les champs ne travaillent pas quand le ciel leur refuse sa rosée. Le hasard, qui est quelquefois un grand artiste, n’est souvent qu’un bousilleur.

Plantez le même jour, dans le même terrain, deux jeunes arbres de même essence, venus de la même pépinière, élevés avec les mêmes soins : celui-ci prospère, celui-là meurt sans qu’on sache pourquoi. Presque toujours, heureux ou malheureux, qu’il fasse vivre ou qu’il tue, l’accident est un infiniment petit qui garde son secret. Les choses de ce monde ne sont pas comme les dieux d’Homère, « lesquels vivaient facilement, θεοὶ ῥεῖα ζώοντες (theoi rheia zôontes). » Il en est qui, par un invisible secours ou une faveur du sort, forcent tous les obstacles et remplissent leur destinée ; mais il y a des êtres à qui tout est contraire, dont tout traverse les inclinations, que tout dessert et moleste ; pour eux, respirer est un labeur, se mouvoir est un danger, désirer est une imprudence, vouloir est une irréparable infortune. Le jeune mirza Rustan, dont Voltaire a raconté l’histoire, avait deux favoris, Topaze et Ébène, qui lui servaient de maîtres d’hôtel et d’écuyers. Topaze était blanc comme une Circassienne, doux et serviable comme un Arménien, sage comme un Guèbre. Ébène était un nègre fort joli, à qui rien ne semblait difficile, mais qui ne donnait jamais que de mauvais conseils, et, par malheur, il était plus empressé, plus industrieux, plus persuasif que Topaze. Rustan se laissa persuader par lui, et ce fut ainsi qu’il manqua sa destinée, en n’épousant pas la princesse de Cachemire, dont il s’était épris à la foire de Caboul. A son lit de mort, ses écuyers lui étant apparus, l’un couvert de quatre ailes noires, l’autre de quatre ailes blanches, il reconnut que c’étaient des esprits célestes et qu’il avait écouté le mauvais génie, qui était chargé de le perdre. Ainsi que le mirza Rustan, toutes les choses de ce monde ont leurs deux génies, et la plupart du temps, comme Ébène, celui dont le métier est de malfaire est plus empressé ou plus industrieux que l’autre.

Notre imagination ne s’embarrasse pas si les mirzas sont heureux ou non ; tous les plats lui sont bons pourvu qu’ils ne soient pas manques, et les beaux malheurs l’enchantent comme les beaux crimes. Mais quelle que soit son habileté à tirer parti de tout,