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qu’elles nous ont causée, nous ne la ressentons plus : nous avons beau nous frapper le cœur, il n’en sort plus rien ; nous avons beau souffler sur les tisons, la dernière étincelle est morte étouffée par les cendres d’une vie qui se consume. Qui ne s’est affligé de ne pouvoir savourer de nouveau certaines ivresses qui ne grisent qu’une fois ? Qui ne s’est plaint de ne pouvoir rajeunir ses amours ? Qui ne s’est obstiné à chercher du regard, dans ses souvenirs, quelque chose d’à jamais disparu ?

Dès que l’homme fut assez assuré de sa subsistance pour s’accorder quelques loisirs, il avisa aux moyens de fixer ses impressions, de prolonger ses souvenirs, de défendre son passé contre ses oublis et contre la fragilité de sa mémoire, et les premiers monumens d’art ressemblèrent sans doute à ces planches tumulaires des Indiens, résumé symbolique de la vie de leurs morts, où l’on voit en haut le totem ou animal patron du premier ancêtre de la tribu, et plus bas des signes représentant les principales actions du défunt, ses campagnes, ses prouesses, des peaux de castor rappelant ce qu’il avait aimé, des aigles, des serpens, des buffles, une tête d’élan remémorant la plus illustre de ses chasses. Ressusciter les choses en perpétuant leur image, c’est un désir naturel à un être qui se croit digne de posséder et l’espace et le temps, et qui, au soir de sa courte journée, n’est plus bien sûr de ce qu’il sentit au lever du soleil.

Ce verger fleuri où le printemps vous était apparu dans sa grâce et vous avait parlé, vous l’avez revu. Quel changement ! quel mécompte ! Ces feuillages d’un vert si doux et légers comme des nuées se sont épaissis, alourdis, et les fleurs sont tombées. Vous aviez bu avec délices, vous vouliez boire encore, la source avait tari. L’art vous fournit le moyen de renouveler à jamais votre impression, de revoir aussi souvent qu’il vous plaira le verger où votre cœur s’était fondu, et dont l’image commençait à pâlir. Sera-ce exactement le même verger, le même printemps ? Non, mais qu’importe ! Tous les vergers et tous les printemps ont un air de famille. Votre impression renouvelée sera-t-elle identique de tout point à la première ? Non. Quelle que soit la matière où l’artiste réalise ses images, elle le met dans l’impuissance de rendre le détail infini des choses. Aussi bien, il a exprimé ce qu’il avait senti, et il a sa façon propre de sentir. Mais, s’il est vraiment artiste, il est homme autant ou plus que vous, et si particulier que soit son tour d’esprit, vous entrerez facilement en communion avec lui. Donnez-vous sans crainte, soyez sûr que vous vous retrouverez. En revoyant, dans quelques mois, votre verger tout en fleurs, l’art vous venant en aide, vous le verrez peut-être avec