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qui n’a jamais besoin de mentir, fais grâce à nos mensonges et à nos impostures !… » Chien de métier que le nôtre ! Tel que vous me voyez, je passe ma vie à éprouver des sensations que je dois garder pour moi, à voir des choses que je ne pourrai jamais montrer, à admirer des effets de lumière si subtils, si délicats ou si puissans que je désespère de les rendre, à me débattre contre l’inexprimable, contre l’intraduisible. Quand je réussis à oublier que je suis peintre, quand je ne suis plus qu’un homme qui a des yeux et qui regarde, je découvre en moi et autour de moi tant de prodiges que je jouis d’une béatitude de séraphin contemplant son Dieu. Il y a des joies qui ne peuvent s’exprimer que par un cri ; mais le cri, dit-on, n’est pas de l’art… Vous êtes un grand faiseur de complimens. Vous m’avez affirmé tout à l’heure que mon tableau venait à merveille. Allez, ne vous gênez pas, traitez-le de chef-d’œuvre. Je ne le finirai pas. Quand je le compare à l’autre, à celui qui est dans mon âme, dans mes nerfs et dans mes yeux, je ne sais que trop tout ce qui lui manque, et la nature le sait encore mieux que moi. J’ai pris mes pinceaux en dégoût, en horreur ! Vous ne me croyez pas ? J’ai juré de fermer boutique, je mets la clé sous la porte, je ne peindrai plus. Je me suis assez tourmenté ; il est temps de songer à soi, et il n’y a qu’elle qui nous rende heureux. Désormais je veux jouir. Les vraies joies sont celles qui ne disent rien ou qui crient. »

Et là-dessus, ayant tout dit, il se remit à peindre.


XIV

Il est inutile de raisonner avec un peintre découragé qui maudit son art ; il se chargera lui-même de se répondre. Mais quand le subtil Butscha déclare qu’il peut se passer du Titien et de ses Vénus, qu’il ne dépend que de lui d’en trouver de tout aussi belles à Valognes, à Carentan ou en Provence, il est bon de lui représenter qu’en contemplant les Vénus du Titien, Butscha ne songe qu’à les admirer, que lorsqu’il contemple une Vénus de Valognes, il songe peut-être à autre chose. Si Butscha était un artiste, il lui serait facile de regarder les réalités des mêmes yeux qu’il étudie une œuvre d’art ; mais Butscha n’est pas un artiste, il le devient en de certains momens, par occasion, et il a besoin qu’on l’aide à le devenir. C’est le premier service que lui rendent les arts.

Le plaisir esthétique, pour être goûté dans les règles, demande un certain état d’esprit qui ne nous est pas habituel et où nous ne pouvons nous maintenir longtemps sans nous faire quelque violence. Nous devons nous transformer en de purs contemplatifs, ne demandant au monde que de leur fournir des images, et il faut