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est donc ce fatal penchant qui nous pousse malgré nous à donner une figure à ce que nous avons dans la tête, à montrer aux autres ce que nous avons vu, à leur faire sentir ce que nous avons senti ? Eh ! parbleu, j’ai tout senti, mais je n’en puis exprimer que la centième partie, tant nos moyens sont misérables ! Regardez-moi dans les yeux, vous y verrez le monde ; regardez mes œuvres, vous n’y trouverez que ce que j’ai pu dire, et je vous jure que ce que je n’ai pas dit était le plus beau de l’affaire. Mon sentiment est un fleuve, je suis condamné à n’y puiser qu’avec un tout petit arrosoir, et j’ai beau lui ôter sa pomme pour arroser au goulot, l’eau qui en sort n’est qu’une goutte au prix de celle qui coule là-bas. Passe encore si je peignais pour des gens qui n’aient rien regardé, rien senti, ou si je leur racontais les choses de la lune, qu’ils ne connaissent pas. Mais ce que je leur fais voir, ils l’avaient déjà vu et revu, de leurs deux yeux ou en rêve, et ces imbéciles font des comparaisons. Ils savent comme moi ce que c’est qu’une chair de femme, une chair animée, une chair vivante, qui frissonne quand on la touche, et j’ai beau me donner un mal de chien pour faire vivre celle que je leur montre, je ne réussis jamais à leur faire sentir la chair fraîche, et il me semble comme à eux que la mort a passé par là ! »

Il disait encore : « Eh ! oui, la nature ! la nature ! le reste est bien peu de chose… Cette puissance vive, immense, comme parlait le seigneur Buffon, qui anime tout, qui embrasse tout, plus riche que toutes nos idées, plus vaste que tous nos systèmes ! .. Depuis cinquante ans que j’existe, je n’ai pu encore découvrir si elle était bonne ou méchante ; mais pour peu que cette magicienne aime à rire, comme elle doit se moquer de nous ! Tous tant que nous sommes, nous ressemblons à de gauches apprentis essayant de refaire les tours du plus grand des prestidigitateurs… Non, vraiment, la partie n’est pas égale. Elle a tout pour elle, l’infiniment petit et l’infiniment grand, des finesses de détail à rendre fous ceux qui voudraient les analyser et des immensités où nous disparaissons. Avant de peindre, Delacroix mettait quelquefois une fleur à côté de son chevalet, et il disait : « Cette fleur est mon inspiration et mon désespoir. » Là, comment voulez-vous lutter ? Nos yeux, notre ouïe, notre odorat, la nature parle à tous nos sens à la fois, elle a le génie des sensations mixtes. Vous peignez le printemps. Qu’est-ce qu’un printemps qui ne sent pas bon ? Je connais un aveugle-né qui se passe très bien de le voir ; il le flaire et il l’entend. Mais ôtez-lui ses parfums, ce n’est plus ce doux poison qui coule jusque dans les profondeurs de l’âme. Il y a des gens qui prétendent que le chant du rossignol est, somme toute, assez pauvre et médiocre. Que Dieu bénisse leurs longues oreilles ! Mais