Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/452

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle a souvent modifié jusqu’à la forme des mots. Par exemple, on étendait au génitif l’accentuation du nominatif, aux divers temps du verbe celle de l’indicatif présent. Le grammairien Donat nous a signalé cette habitude populaire, où l’on trouve le secret de bien des exceptions apparentes aux lois étymologiques qui ont façonné nos langues modernes.

Enfin, le latin populaire suivait presque toujours l’ordre analytique. C’est partout la marche naturelle de la conversation. Mais, en réalité, il n’aurait pu procéder autrement. Les finales se perdaient, la déclinaison se réduisait à deux cas, la conjugaison à un très petit nombre de temps, la syntaxe à quelques règles instinctives : malgré le secours de l’article, des prépositions et conjonctions, des auxiliaires, des participes absolus, de l’infinitif accolé à n’importe quel verbe, on n’aurait pu indiquer nettement le rôle de chaque mot, si on ne l’avait maintenu à sa place logique. Aussi le latin populaire abonde en expressions et locutions familières que nous employons chaque jour. Le grec les possédait déjà parce qu’il s’était développé librement. C’est pour cela qu’Henri Estienne voulait faire dériver le français du grec. Il n’aurait point commis cette grosse erreur, s’il avait connu la langue populaire des Romains.

D’après ces principes, s’est poursuivie pendant mille ans l’évolution du latin vulgaire. C’était à l’origine l’idiome national de Rome, et ce fut longtemps le seul. Vers le temps des guerres puniques, il est délaissé par la classe dirigeante et abandonné aux gens du peuple. Il vit obscurément au logis des humbles pendant les siècles où s’épanouit la littérature latine ; et pourtant, même alors, il trouve moyen de se glisser jusque dans les ouvrages les plus soignés. Il sort de l’ombre dès le commencement de l’empire. Il profite de tout, des révolutions politiques qui amènent l’avènement de la démocratie et d’une oligarchie financière, des fantaisies littéraires qui, avec les stylistes, affaiblissent la langue savante, du développement de la vie provinciale où il subit l’action des idiomes indigènes. Il fournit en Afrique les principaux élémens du latin d’Église ; il s’y façonne même une prose et une versification à lui. Il triomphe avec le christianisme, et il règne seul depuis les invasions barbares. En disloquant la langue littéraire, il crée le bas-latin. En se diversifiant dans les différentes contrées de l’Europe occidentale, il donne naissance à toutes les langues romanes. Voilà sans doute une belle carrière et une glorieuse postérité pour l’obscur patois des carrefours et des campagnes de Rome.


PAUL MONCEAUX.