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eut quitté le service, il s’établit à Rome et occupa ses loisirs en racontant l’histoire de son temps. Pour être digne de Tacite, son modèle, il se mit bravement à l’école des maîtres d’éloquence et se donna bien du tourment. Mais il eut beau faire. Avec tout l’appareil et le fatras de sa rhétorique contraste étrangement l’allure populaire de son langage : il malmène le vocabulaire et la syntaxe, mêle les temps et les cas, abuse des auxiliaires et des prépositions ; d’instinct, il adopte déjà presque tous les procédés des langues analytiques. Il suffit de lire deux pages d’Ammien Marcellin pour saisir nettement les tendances du latin littéraire à la fin du IVe siècle et pour comprendre ce qu’il y avait d’artificiel dans la restauration que tentaient alors quelques lettrés.

Évidemment, au début du Ve siècle, le latin vulgaire avait pour lui toutes les chances d’avenir. Cependant telle était à Rome la force de la tradition qu’on pouvait se demander encore laquelle des deux langues l’emporterait.

Les Barbares du Nord vinrent trancher la question. Depuis longtemps déjà, en s’établissant aux frontières, en entrant dans l’armée romaine et dans l’administration, ils avaient contribué à gâter le latin. Aux jours de l’invasion, ils renversent toutes les digues, ébranlent la vieille société, dépouillent et ruinent la classe dirigeante, qui seule avait le goût des lettres. Ils cherchent bien à apprendre la langue des vaincus ; mais ils ne comprennent rien au mécanisme si compliqué de l’idiome savant. D’ailleurs, ce qu’ils trouvent partout devant eux, ce sont les patois provinciaux, seuls connus des foules. Le latin littéraire était une langue artificielle, officielle, employée seulement par les écrivains et l’administration : il sombre dans la tourmente où se brise tout l’organisme de l’empire.

En vain plusieurs gens de lettres veulent lutter contre le courant : Sidoine Apollinaire au Ve siècle, Boèce au VIe. Ils sont débordés de toutes parts et souvent entraînés eux-mêmes. La poésie se défend mieux et plus longtemps que la prose : M. Boissier l’a nettement prouvé par l’exemple de Sedulius, et l’on pourrait répéter la même observation à propos de tous les auteurs du temps. Mais tout est relatif ; et, si Fortunat, le plus correct des versificateurs du VIe siècle, respecte à peu près la quantité, on n’en trouve pas moins chez lui d’innombrables fautes de grammaire, même des assonances et de véritables rimes.

Grégoire de Tours, mieux que personne, nous apprend où en était la langue écrite. C’était un des chefs du clergé de Gaule, un des hommes les plus instruits de son temps. Il s’efforçait de bien observer la tradition ; mais en tête de presque tous ses ouvrages, il avouait son impuissance : « Excusez-moi, dit-il, si je manque aux lois de la grammaire dans l’emploi des lettres et des syllabes. »