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nécessité que dut subir ce lettré délicat, ce vrai Romain de Rome, en dépit de ses scrupules et de ses goûts personnels.

On y mettait moins de façons dans les provinces. Et c’est là un fait capital : car les chrétiens d’Italie n’ont joué qu’un rôle secondaire dans la formation du latin d’Église ; il s’est constitué surtout en Afrique, précisément dans le pays où la langue s’était le plus vite altérée et où l’idiome littéraire était le plus mêlé d’élémens vulgaires.

Carthage, depuis le IIe jusqu’au Ve siècle de notre ère, prend sa revanche des guerres puniques : en donnant à Rome la plus brillante des littératures provinciales, elle aide beaucoup à la ruine de la langue savante. C’étaient déjà des Africains, pour la plupart, ces ingénieux écrivains qui, sous les Antonins, avaient mis à la mode le stylisme et l’archaïsme. Ce furent encore des Africains et à leur tête un Tertullien, un saint Augustin, qui marquèrent le plus profondément de leur empreinte la langue ecclésiastique.

Le latin vulgaire avait pris en Afrique une très curieuse physionomie ; car il s’y était trouvé en présence de plusieurs idiomes sémitiques. La langue indigène, le libyque, s’y était maintenue avec une rare obstination : la meilleure preuve, c’est que, sous le nom de berbère, on l’y parle encore. Au libyque s’était joint depuis longtemps le punique, apporté sur la côte par les Carthaginois et très répandu dans toute la contrée jusqu’à l’arrivée des Arabes. Avec le christianisme arrive l’hébreu. Le voisinage de ces trois langues sémitiques nous explique bien des caractères du latin d’Afrique, l’emphase, la redondance d’expressions, et, dans la phrase, la prépondérance du verbe, toujours plein et sonore. À ce latin populaire, si étrangement mêlé de libyque, de punique et d’hébreu, ajoutez un peu de grec et de latin littéraire : vous aurez alors tous les élémens de la langue des auteurs chrétiens d’Afrique.

Or c’est à Carthage et en Numidie que se sont façonnées tout d’abord la prose et la versification nouvelles. Là furent composées les premières traductions latines de la Bible. Saint Jérôme n’a fait que les remanier et encore pas tout entières ; car certains chapitres de la Vulgate, telle qu’on la lit aujourd’hui, ont été rédigés en Afrique. C’est de là aussi que viennent le texte de la messe et beaucoup de parties de la liturgie. De même, c’est à Carthage et dans les cités voisines que, pour la première fois, se sont rencontrés et combinés les divers principes sur lesquels repose notre versification moderne. Les gens du peuple, qui n’observaient guère la quantité prosodique, ont commencé de bonne heure à chanter des vers rythmiques, constitués uniquement par le retour plus ou moins régulier de l’accent tonique : ce n’est point là, d’ailleurs, un fait particulier au pays de l’Atlas. Mais les Africains ont