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forme humaine. Cadavre ou fantôme ? Gradlon reconnut les amans de sa fille. Ils jaillissaient du flot avec des gestes accusateurs, puis retombaient et semblaient appeler à la sarabande du gouffre la cruelle sirène, la femme-vampire, — toujours désirée ! « Sauve-moi ! » criait la fille de Gradlon, la tête cachée dans le manteau de son père. Mais Gradlon, fasciné par la vue du gouffre, dit à sa fille : « Regarde ! » Elle regarda… Alors les mains glacées de Dahut se détendirent, elle lâcha prise et roula dans les vagues qui se disputaient pour la saisir. Aussitôt l’océan se calma. Il s’enfuit joyeux, emportant sa proie, avec le bruissement sourd d’un grand fleuve et le murmure d’une cataracte lointaine. La plage était libre. En quelques bonds sauvages le cheval gagna le haut du promontoire.

Inerte et brisé, le vieux roi se retira à Quimper. Saint Corentin le prêcha. Gradlon, par lassitude, se laissa convertir à la foi chrétienne. Mais l’eau du baptême ne put chasser sa mélancolie. Il s’assit sur la paille, au fond d’un donjon, toujours hanté par sa fille. Morvark, de son côté, baissait la tête tristement ou mordait ses gardiens. Quand Gradlon mourut, son cheval devint sauvage de chagrin ; il rompit tous ses liens et courut sur la lande. La nuit, les paysans entendent trembler leur cabane au trot de son sabot. Et le jour, pourquoi court-il les plages blanches d’écume ? Pourquoi le voit-on, au haut des falaises, flairant l’abîme et hennissant ? Que cherche-t-il, de ses yeux de feu, là-bas, sur l’océan couleur d’aigue-marine ? Sans doute ce que cherchent les marins, les bardes et les vagabonds, la fée Dahut qui peigne ses cheveux d’or au milieu des vagues, sur un écueil, parmi les goémons jaunes et blancs. Quant au roi Gradlon, il a sa statue équestre au gable du grand portail de la cathédrale de Quimper, cette page flamboyante d’architecture héraldique. Les paysans kernévotes, qui, le dimanche avant la messe, stationnent sur la grande place, avec leurs larges braies et leurs chapeaux bretons, sont encore fiers de leur vieux roi, si haut perché à la pointe de l’ogive, montant son cheval de mer et de bataille. Peut-être ont-ils le sentiment confus que ce cheval symbolise l’antique et libre Bretagne.


EDOUARD SCHURE.