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idéal d’Israël, l’homme monté au sommet de l’échelle de Jacob, est le sage.

De ces caractères élevés, Israël en a produit en tout pays. En veut-on un autre exemple, pris cette fois non plus parmi les Askenazim, les juifs du Nord, mais parmi ceux du Midi, les Sephardim, — non plus parmi les juifs demeurés fidèles à la synagogue, mais parmi les fils de Juda détachés, à notre contact, des traditions de leur peuple, nous rencontrons le plus grand peut-être des juifs modernes, un génie, d’une autre envergure et d’un vol autrement hardi, mais, cette fois encore, un sage, quelques-uns ont osé dire un saint. On sent que nous voulons parler de Baruch Spinoza, le solitaire du Pavilioengragt, le juif espagnol enterré dans une église hollandaise. Ici encore, ce qui est partout singulièrement rare parmi les grands hommes, — y compris les philosophes, — nous voyons un juif dont l’âme est au niveau du génie. On peut ne point aimer la philosophie de Spinoza, — j’avoue, pour ma part, que je la goûte peu, — il est malaisé de ne pas admirer le philosophe et de ne pas l’aimer. Sans fortune, sans appui, ce juif sacrifie tout à ce qui lui paraît la vérité ; presque seul des penseurs de son temps, il ne craint pas d’aller jusqu’au bout de sa pensée, et ose être sincère avec les autres, comme avec lui-même, ne cherchant ni la gloire, ni le scandale. Des princes lui offrent des chaires ou des pensions ; presque seul d’entre les savans de son temps, le juif refuse places et pensions, ne cherchant pas plus l’argent que le bruit. Le pieux impie qui voit Dieu en toutes choses, ne veut pas se laisser distraire de la contemplation de la substance infinie. Le peu qu’il lui faut pour soutenir sa vie passagère, — il est, lui aussi, de faible complexion, — le juif, dans un temps où le travail des mains est dédaigné de tous, le demande à un métier manuel. Il médite les théorèmes de l’Ethique et les déductions de son traité Theologico-politicus en polissant des verres de lunettes[1]. Son biographe Colerus nous le montre simple et bienveillant avec les simples, s’entretenant volontiers avec eux, édifiant par sa vie et par ses propos ses hôtes, les bons Van der Spyk, les encourageant dans la piété, avertissant les enfans d’aller au service divin et leur commentant les paroles du prédicateur. Par la dignité et la simplicité de la vie, ce juif, excommunié par la synagogue, reste un des exemplaires les plus achevés de l’humanité, un des hommes qui font honneur à l’homme. D’autres, avant nous, l’ont rapproché de ce qu’ont produit de plus élevé la piété chrétienne

  1. Rappelez-vous le sonnet de M. Sully-Prudhomme et la conférence de M. Renan à La Haye.