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leçons de loyauté, de franchise, de droiture, de délicatesse ? Quels étaient les jeux et les distractions du petit juif ? Presque partout les enfans jouent à des jeux qui leur apprennent la fierté, le courage, le point d’honneur ; vous pouvez être certain que ce ne sont pas là les jeux des petits juifs. En quelques régions, à peine osent-ils s’essayer aux jeux bruyans de leur âge. On ne leur pardonne point d’être tapageurs, étourdis, espiègles comme les fils des chrétiens. Le juif n’a pas le droit d’être un enfant comme les autres ; ses légers méfaits sont punis comme des crimes. Il n’y a qu’un an, en juillet 1890, à Bialystok, en Russie, un jeune garçon juif, de douze ans, surpris, dans un jardin, en train de cueillir des cerises, a eu la figure tatouée, au nitrate d’argent, par le propriétaire, un médecin chrétien, qui lui a laborieusement gravé, sur le front, le mot voleur, en russe, en allemand et en hébreu[1]. Et les juifs qui ont osé trouver mauvaise cette ingénieuse correction ont été internés au loin. Même dans nos collèges d’Occident, lorsqu’il y a été admis, l’enfant juif a été longtemps un souffre-douleur. Il était comme un étranger au milieu des enfans chrétiens, comme un bâtard au milieu d’enfans légitimes. Jusque chez le juif baptisé, le sang de Jacob semblait une tare, un défaut de conformation que la cruauté de ses camarades lui faisait durement expier. Benjamin Disraeli, par exemple, n’a jamais oublié, et jamais pardonné les sévices dont son enfance a été victime à Eton ou à Harlowe[2].

Qu’était-ce donc, avant que la révolution française eût donné l’exemple de l’émancipation de ces parias ? Partout le petit juif recevait de bonne heure des leçons de choses qui s’enfonçaient profondément dans sa jeune cervelle : leçons de feinte, de fausse humilité, de patience, de fourberie, de finesse sournoise. Était-il battu ou injurié par des chrétiens ou des musulmans ? A quoi bon se plaindre ? Il n’y avait, pour lui, ni droit, ni justice. Les parens prudens s’appliquaient à bien pénétrer leur progéniture de cette vérité élémentaire. Le père de Salomon Maimon, le rabbin Josué, excitait ses fils à lutter de ruse. « Pas de force, leur répétait cet homme de sens, des stratagèmes. » Les petits frères de Salomon lui avaient un jour dérobé adroitement des boutons de culotte que le futur rabbin philosophe leur avait traîtreusement extorqués. Salomon se plaignait : « Pourquoi te laisses-tu attraper ? lui répondit son père ; tâche d’être plus malin une autre fois[3]. »

  1. J’ai entre les mains la photographie de l’enfant ainsi défiguré.
  2. Ces souffrances et ces rancunes de son enfance, Disraeli les a dépeintes dans deux de ses premiers romans : Contarini Fleming et Vivian Grey. — Cf. G. Brandes : Lord Beaconsfield. Berlin, 1879, p. 20-24.
  3. Salomon Maimons Lebensgeschichte. — Cf. Arvède Barine : un Juif polonais.