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des anaim, les raffinemens même de la dialectique rabbinique ont affilé l’esprit Israélite. Au dernier siècle même, à l’époque de la décadence et du formalisme, quand régnait dans les juiveries polonaises la méthode du Pilpoul ou « des grains de poivre, » les écoles rabbiniques continuaient à aiguiser la pointe de l’esprit d’Israël.

L’intelligence du juif, comme son corps, a ainsi été façonnée par le Talmud. D’autant que la Mischna n’est pas seulement un traité de théologie, mais aussi, et plus encore, un corpus juris, et la Ghémara, un commentaire de la loi. Or, pour l’intelligence, l’étude du droit est une autre pierre à aiguiser. Aussi, le fil de l’esprit juif est-il tranchant comme une lame fraîchement repassée. Au lieu de se perdre dans des abstractions sans réalités, la subtilité des commentateurs de la Ghémara s’exerçait de préférence sur des matières concrètes, positives, sur les règles de la vie et les observances de la loi. En même temps la Haggada, la partie légendaire du Talmud, fournissait un aliment à l’imagination d’Israël. Ce n’est pas tout ; le champ des études rabbiniques était singulièrement vaste. Je ne sais trop quelle branche d’étude ou quel rudiment de science n’a pas été touché dans les écoles juives. Ces vieux rabbins du moyen âge, à noms exotiques, n’allons pas les mépriser. Peu de nos grands scolastiques ont eu une culture aussi variée ; devant aucun peut-être de nos docteurs en Sorbonne, ne se sont ouvertes des perspectives aussi amples, en tant de sens différens. Le rabbin n’était pas un prêtre ; à proprement parler, Israël n’a plus de prêtre depuis la chute du Temple. Le rabbin était un savant, à la fois théologien et juriste. Bien plus, c’était en même temps un médecin, et cela de par le Talmud où la médecine et la physiologie tiennent une large place[1]. L’on sait la réputation des médecins juifs au moyen âge ; presque tous étaient des rabbins, comme les rabbins étaient presque tous médecins. Souvent aussi, le rabbin était un mathématicien, un astronome, tel qu’Abraham lien Ezra ; toujours, de par le Talmud et la loi religieuse qui, pour fixer les jours de fête et le calendrier, avait besoin de connaître le cours des astres. Comme si cela ne suffisait point, ces rabbins étaient tous polyglottes et presque tous voyageurs, parlant plusieurs langues et connaissant plusieurs peuples ; obligés d’étudier des langues mortes et de déchiffrer des textes anciens, ils étaient, forcément, grammairiens et plus ou moins philologues. Beaucoup ont été de grands traducteurs devant l’Éternel. C’est ainsi que le juif s’est fait, comme on l’a dit, le roulier de la pensée entre l’Asie et l’Europe, entre le musulman et le chrétien,

  1. Voyez, par exemple, le docteur Rabbinowicz : la Médecine du Talmud.