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entre un drap qui sèche et un fantôme qui vous fait peur. Qu'un fat, qui porte beau, vienne à glisser sur le pavé, s'étale à nos yeux sur le trottoir, il nous fera rire comme l'astrologue tombant dans un puits. Sa chute l'avertit subitement de la vanité de ses prétentions, lui démontre que son orgueil qui plane habite un corps soumis, comme celui d'un gueux, à l'humihante loi de la pesanteur. Un sot nous semble comique quand nous découvrons qu'il se croit un homme et qu'il n'est, en vérité, qu'une marionnette ou une machine. La nature, qui n'aime pas à rire, n'a créé, hormis nous, que des êtres qui ne rient pas et qui, pour la plupart, ne sont pas risibles. Les seuls animaux qui nous donnent la comédie sont, avec le chameau et les lamas, certaines espèces de gros volatiles à l'air triste, empêtré. Ils semblent se remuer par ressorts ; comme les sots, à la gaucherie de leur démarche, ils joignent une gravité solennelle, un air d'importance, un sentiment exalté de leur moi. Peut-on voir un marabou sans lui dire : « Ton humanité me divertit ? »

Tels sont les paradoxes de l'imagination sympathique, telles sont les diversités de son humeur. Tantôt elle se plaît à regarder les forces physiques comme des puissances animées et sensibles, tantôt elle s'amuse à considérer l'homme comme un automate qui croit vouloir et penser, et tour à tour elle bannit la mécanique du monde ou elle ne voit dans les âmes que leur machine. L'esclavage des habitudes, des préjugés, des formules, les tics de l'esprit, la monotonie des sentimens et des procédés, les perpétuelles redites d'une passion aussi irréfléchie qu'un instinct, un éternel mouvement de va-et-vient et, de temps à autre, le grincement d'un rouage mal graissé, le cri d'un ressort qui joue mal et se fâche, ainsi se manifeste à nous l'automatisme d'un être intelligent dont le cerveau s'est rouillé et qui cherche toutes ses inspirations dans sa moelle épinière. De même que la machine ne se lasse pas de refaire ce qu'elle a fait, il recommence de plus belle, se répète sans cesse ; il dira vingt fois, comme Géronte : « Maudite galère ! » Plus son machinisme est apparent, plus notre imagination affective se gaudit, et ce qui accroît singulièrement notre joie, c'est de voir de temps à autre un accident fâcheux déranger, démonter une de ces vaniteuses horloges, toujours fières d'elles-mêmes et qui, allant tout de travers, se croient faites pour nous sonner l'heure. Les héros sont en lutte avec le destin ; mais une machine est indigne d'avoir un autre ennemi que l'accident, et quand un avare cache si bien son trésor qu'il le perd, quand un fat s'attire inopinément de cruelles mortifications, quand un matamore, qui ne brave que les faux périls, se rencontre nez à nez avec un danger réel, nous trouvons que sa majesté le hasard met beaucoup d'esprit dans ses jeux.