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anomalies et nous paraît absolument contraire à l’idée que nous nous faisons de son espèce. Soit par excès, soit par défaut, soit par le renversement de ses parties, il déroge aux lois du type qu’il représente, et partant il nous semble en contradiction avec lui-même ; il ne devrait pas être et il est ; ce n’est plus un jeu de la nature, c’est une erreur. Mais la science nous apprend que les irrégularités elles-mêmes sont soumises à des règles, que l’atrophie d’un organe entraîne toujours après elle l’hypertrophie d’un autre, qu’il y a une harmonie secrète dans ce dérangement. Celle de la beauté résulte de la subordination de l’accessoire à l’essentiel ; dans les monstres, un accessoire devient l’essentiel, le centre autour duquel tout s’ordonne ; cet ordre renversé est encore de l’ordre. Quand la difformité est complète, l’image de cet ordre renversé s’imprime facilement dans notre cerveau, et nous nous réconcilions avec l’objet monstrueux, nous lui faisons grâce ; nous disons : « Il est parfait dans son genre. » La seule chose que nous ne puissions pardonner à la laideur, c’est d’être imparfaite ; elle l’est trop souvent et nous rebute par l’effort qu’elle nous oblige à faire pour découvrir ce qu’elle a de trop et ce qui lui manque, pour démêler l’ordre caché dans son désordre. Je ne sais plus quel roi disait à un de ses bouffons, qui s’était procuré un onguent contre les verrues : « Si tu avais le malheur de devenir moins laid, je ne pourrais plus te regarder. »

En matière de tératologie morale, un monstre est un moi dont le centre s’est déplacé et en qui l’ordre naturel de l’âme humaine est à jamais dérangé : une passion, qui a le caractère d’une fureur, commande en souveraine absolue ; elle décide et règle tout ; c’est elle qui raisonne, et la raison est en délire. Ici encore, notre conscience et notre imagination ne se rencontrent pas dans leurs jugemens. L’une n’est indulgente que pour les petits pécheurs ; l’autre préfère aux dérèglemens timides, aux vices médiocres et incomplets, les perversités déclarées, insolentes dans leurs entreprises, ces âmes noires où tout est d’accord, dont toutes les actions découlent de la même source empoisonnée. Les médecins disent : « J’ai vu ce matin à l’hôpital une belle, une admirable tumeur. » Nous qualifions de belles horreurs des lieux tristes et désolés, où nous ne voudrions pas vivre, mais dont il nous plaît de nous souvenir, et il y a aussi pour nous de beaux crimes et de beaux criminels. Si nous aimons les grands hommes, nous ne pouvons nous empêcher d’admirer les Caligula, les Richard III, les Cartouche. Un beau monstre est un virtuose de la scélératesse, né pour la destruction et trouvant en lui une merveilleuse facilité à remplir sa destinée. Les belles âmes nous plaisent parce qu’elles ont le génie du bien et qu’elles le font en se jouant ; les beaux monstres