Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/274

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’infini et que notre moi lui-même est un infini en puissance. Quiconque a désiré, aimé ou pensé, a compté sans avoir son compte, a cherché sans trouver le bout, et quiconque a regardé dans son âme y a découvert de mystérieuses passions qui ne se laissent pas calculer. Nous familiarisant avec notre surprise, nous nous trouvons les égaux de l’objet souverain qui nous écrasait. Mais, l’instant d’après, nous nous étonnons de nouveau, et tour à tour comprenant et ne comprenant plus, anéantis et sentant notre grandeur, nous nous laissons comme bercer par cette vicissitude, par cette succession rapide d’images contradictoires, et nous avons le plaisir de jouer avec nous-mêmes.

L’impression que produit sur nous un objet informe qui nous frappe par sa grandeur, nous la ressentons devant tous les grands spectacles de la nature et de la vie, devant tout ce qui se présente à nous comme quelque chose d’extraordinaire qui nous dépasse. La beauté nous étonne et nous réjouit, la grâce nous charme, l’extraordinaire nous transporte, nous ravit. Contemplez l’un de ces paysages désordonnés et sans limites qu’on découvre du sommet de certaines montagnes, assistez à l’éruption d’un volcan, ou relisez certains chapitres d’histoire et revivez par l’imagination dans un de ces temps où, sous l’empire d’une passion puissante, un peuple a paru déployer des énergies surhumaines et oser l’impossible, vous éprouverez la même surprise, accompagnée des mêmes réflexions ; vous vous direz : « C’est plus fort que moi, et pourtant c’est moi. » Les grands hommes, qui font comme en se jouant des choses étonnantes, nous dépassent de la tête ; mais, après tout, nous nous retrouvons en eux ; c’est notre sang qui coulait dans leurs veines, ils étaient pétris de la même argile que nous, et tantôt nous les reconnaissons pour nos supérieurs ou nos dieux, tantôt nous les aimons comme nos semblables. Henri Heine parle d’un écolier très modeste, qui ne pouvait lire Plutarque sans regarder en pitié ses pantoufles ; les pieds lui démangeaient, il mourait d’envie d’aller prendre la poste pour devenir, lui aussi, un grand homme.

Le sublime est quelque chose d’extraordinaire qui, à la réflexion, ne nous semble pas miraculeux, une seconde nature qui nous paraît aussi naturelle que la première, ou, pour mieux dire, le sublime, c’est le grand dans le simple, et plus il est simple, plus il nous paraît grand. Nous permettons au beau de se parer, nous voulons que le sublime s’offre à nous dans sa noble nudité ; tout ornement le diminuerait, et son caractère est d’être grand. Il a pour nous le prix d’une rareté ; cependant, sans être jamais commun, il est moins rare que nous ne le pensons. Il nous arrive quelquefois de le rencontrer sans le reconnaître ; il ne fait rien