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Une figure que nous trouvons parfaite nous impose et nous étonne comme un type miraculeusement réalisé. Une femme, laide ou jolie, dont les yeux et le sourire disent tout ce qu’ils veulent, ou qui se meut devant nous avec une onduleuse souplesse, nous attire comme le bonheur. Il nous semble qu’elle a une délicieuse facilité à vivre ; elle nous fait oublier que l’existence est un travail : nous sommes tentés de croire qu’être, c’est jouer. Il y a de la grâce dans les ondoiemens d’un champ de blé, dont les épis, remués par la brise, se balancent, se courbent et se redressent, dans la fuite nonchalante de l’ombre portée d’un nuage que le vent promène sur le flanc des collines, dans les détours imprévus d’un ruisseau qui, en suivant son cours sinueux, semble obéir moins à sa pente qu’à son caprice. Ce sont là des jeux illusoires ; mais les sphères les plus élevées de la création nous en offrent de plus réels.

A mesure que la vie se perfectionne, l’importance des individus s’accroît ; il se fait en eux une accumulation de force supérieure à leurs besoins, à la dépense journalière qu’exige l’accomplissement des fonctions de l’espèce. Leur bilan se solde par un excédent de recettes ; toutes leurs dettes acquittées, ils disposent d’un fonds de réserve, et ce fonds leur sert à vivre un peu pour leur propre compte, à jouir d’eux-mêmes, à oublier leurs servitudes ou, si l’on veut, à s’ébattre avec leurs chaînes. Comme l’a remarqué Darwin, rien n’est plus commun que de voir les animaux prendre plaisir à faire un usage inutile de leurs instincts. Les oiseaux de vol facile s’amusent à planer, à glisser dans l’air, comme on se complaît dans l’exercice d’un talent. L’épais cormoran lui-même joue avec le poisson qu’il va manger. Le tisserin, élevé en captivité, se fait un passe-temps de tisser avec art des brins d’herbe entre les barreaux de sa cage. Quand est passée la saison où ils courtisent les femelles, les oiseaux mâles continuent de chanter pour leur propre agrément, et bien habile qui empêcherait un jeune chat de folâtrer avec sa queue ou avec la queue des autres. L’homme insensible aux grâces de la race féline comme à la beauté des fleurs peut être un bon citoyen, un bon père, un ami sûr ; mais son imagination esthétique est pauvre, et, moins libre d’esprit qu’un matou, la vie ne sera jamais pour lui qu’une affaire.

Comme les champs, les vergers, les nuages, les fleuves, les éperviers, les hirondelles et les chats, les âmes ont leurs grâces, et quand elles en ont beaucoup, l’estime qu’elles nous inspirent est mêlée de charme et tient de l’adoration. Quoi qu’on en dise, le bien et le beau sont d’essence fort différente ; c’est la grâce qui les réconcilie et les unit. L’impératif catégorique n’a rien qui